L’ours en plus

Chaque semaine, pendant l’été, un écrivain raconte son périple le plus terrible. Le Canada sauvage ? Certes, à la condition de préférer le genre humain aux plantigrades, l’humanisme à l’éthologie.

Comme souvent, le cauchemar a commencé dans un cadre idyllique. Le c£ur des Laurentides, l’une des plus belles régions sauvages du Canada. Au milieu de nulle part, un hôtel de charme étalait ses bungalows de rondins autour d’un lac privé.  » Bienvenue au paradis du silence « , annonçaient les pancartes accrochées aux branches des érables et des sapins géants. Voitures, radios, télés, aspirateurs étaient interdits de séjour ; même les moustiques piquaient sans le son.  » Vous allez passer la meilleure nuit de votre vie « , m’avait prévenu l’hôtelier, un esthète italien ayant fui ce qu’il appelait l' » hystérie européenne « .

J’avais fermé les yeux depuis dix minutes quand se déclencha l’alarme incendie. Tous les clients se précipitèrent à l’extérieur dans une panique relativement disciplinée. Aucune flamme n’était visible. En fait, l’un d’entre nous s’était cru autorisé à cloper : les douches reliées aux capteurs de fumée inondèrent aussitôt sa chambre, et il s’était fait expulser du paradis séance tenante.

Malheureusement, il était impossible de neutraliser l’alarme sans une intervention de l’installateur.  » Pour votre sécurité « , précisa l’hôtelier. L’installateur n’arriva que le lendemain, à l’heure du déjeuner, alors que la sonnerie ne montrait toujours aucun signe de faiblesse. L’hôtelier le félicita, en notre nom à tous, pour la longévité de ses batteries. Entre-temps, sous boules Quies, j’avais sacrifié à la principale activité sportive offerte à la clientèle : la pêche. J’aurais préféré me baigner, mais des panneaux dissuasifs parsemaient la rive du lac :  » Nage à vos risques et périls. Danger de mort.  » Je demandai s’il s’agissait d’une succursale du loch Ness, avec monstre antédiluvien offert aux frissons des touristes crédules. On me répondit d’un ton sérieux, presque vexé, qu’une variété très rare de nénuphars faisait l’orgueil du lac. Si, malen-contreusement, on en touchait les tiges, celles-ci avaient tendance à se contracter autour du nageur. Il y avait déjà eu trois noyades, mais l’espèce était protégée, alors on ne se baignait pas.

Soucieux d’épargner à la nature la pollution causée par mon éventuel cadavre, je m’étais donc rabattu sur la pêche à la ligne. Dans ma barque en bois équitable – une plaque de laiton certifiait que celui-ci provenait bien d’une forêt à développement durable – je pris un magnifique brochet. Je l’apportai aux cuisines, tout fier. Le chef me félicita, mais m’informa qu’il était rigoureusement impossible de me le servir. Quand je précisai que, bien sûr, je paierais la main-d’£uvre et la sauce, il répondit que ce n’était pas une question de prix, mais de législation. Pour que je puisse manger en toute sécurité le poisson que je venais de pêcher, il devait expédier ce dernier à Montréal, où un laboratoire d’analyses daterait sa mort, avant de le lui renvoyer avec son certificat de fraîcheur dûment tamponné.

– Et ça prendra combien de temps ?

– Vingt-quatre heures.

– Donc, vous êtes au bord d’un lac et vous ne servez jamais de poisson pêché le jour même.

– Jamais. C’est la loi. Mais, si vous y tenez absolument, rien ne vous empêche de le cuire vous-même, à vos risques et périls : vous me signez une décharge et je vous prête une poêle.

Il y avait un tel poids de sacrifice dans sa voix que je déclinai l’offre. En me voyant quitter la cuisine, il désigna le fruit défendu de ma pêche que j’avais abandonné sur le plan de travail.

– J’en fais quoi ?

– Empaillez-le ! Au-dessus de la cheminée, ça ne risque rien, si ?

J’eus un peu honte de la lueur de détresse que j’avais allumée dans son regard. Pour me faire pardonner, je commandai sa suggestion du jour – un steak de caribou, légèrement faisandé pour raisons administratives. Néanmoins, sur la terrasse surplombant le ravissant lac à usage restreint, je passai un moment délicieux à ne rien faire, comme me l’avait promis mon attachée de presse en me vantant ce lieu de repos idéal après ma tournée de promo.

Le moment délicieux dura à peu près vingt minutes, entre l’interruption de l’alarme et la catastrophe écologique majeure que j’allais déclencher en me levant de table. Une douleur fulgurante me fit retomber aussitôt sur ma chaise, une abeille enfoncée dans le pied. Les trois serveurs se précipitèrent sur moi, allongeant prestement ma jambe gauche sur la table en me recommandant de ne pas bouger. Sans doute pressés par l’urgence, ils entreprirent d’inciser mon talon autour de la piqûre. Les pires hypothèses s’agitaient dans ma tête (abeille tueuse, venin mortelà), jusqu’à ce que j’entende, prononcée sur un ton de soulagement infini, la phrase qui resitua le problème dans son véritable contexte :

– Ça va, elle est vivante !

Et une deuxième voix lança avec le même genre d’inflexions :

– Heureusement qu’il était pieds nus !

En fait, l’hôtelier, grand ami de la nature, avait entrepris de réintroduire dans les Laurentides une abeille d’une race anéantie par les frelons asiatiques. Ses ruches survivaient tant bien que mal, entre les prédateurs et les irresponsables comme moi, même pas fichus de regarder où ils posaient les pieds.

– Ecarte les chairs, qu’elle puisse sortir son dard sans s’arracher l’abdomen. Voilà, ça va être bonà Ne bougez pas, monsieur !

– Vas-y, ma belle, tu es sauvée, envole-toi.

Ils suivirent d’un air ému le départ de la rescapée, puis se retournèrent pour me prendre à témoin. Leurs sourires s’estompèrent. Appelé en urgence, le médecin arriva trois heures plus tard – il était à la pêche, lui aussi. Il examina mon pied, qui avait doublé de volume, déclara que ce n’était pas forcément une très bonne idée de l’avoir enveloppé dans de la glace, mais qu’il avait bon espoir d’éviter l’amputation. Tout en rédigeant l’ordonnance qui me prescrivait les médicaments qui, heureux hasard, se trouvaient justement dans sa trousse, il m’assura que sa dernière réflexion était d’ordre humoristique. Moyennement convaincu, je lui payai ses remèdes en liquide – ce n’était pas légal, soupira-t-il, mais la pharmacie la plus proche était à une heure de voiture, alors ce n’était pas la peine d’aggraver le réchauffement climatique pour aller acquitter des charges sociales.

Assommé par les antiallergiques détaxés, je m’éveillai à l’heure du dîner. Le patron tint à m’apporter lui-même un plateau-repas : saumon garanti frais dans son sachet sous vide, salade labellisée, gâteau de miel certifié en provenance de son rucher. Et il me déboucha d’office une bouteille de chianti bio qu’il importait d’Italie.

– Ce n’est pas un vin de ragazza, me prévint-il, mais, au moins, il n’y a rien de chimique.

Au deuxième verre, je retombai dans un sommeil aussi lourd que son tord-boyaux. Dans le fourre-tout de mes rêves, à un moment donné, il y eut des coups. On frappait avec une telle force à la porte que je courus ouvrir en titubant. Sans doute la forêt était-elle en flammes autour du bungalow : le détecteur de fumée ne fonctionnait qu’à l’intérieur.

Devant moi, sur le seuil, debout au clair de lune, il y avait un ours. Il me regardait, immobile, surpris. Vaguement réprobateur. Rassuré, je refermai la porte. C’était le cauchemar typique, dans mon état, dû au mélange de fièvre, de médicaments et d’alcool – sans oublier un zeste de ressentiment visant le Canada à travers ses valeurs  » nature « .

Je me réveillai à midi, avec une gueule de bois en rondins massifs. Mais mon pied était moins enflé et d’un bleu un peu plus tendre. Ragaillardi, j’allai prendre mon petit déjeuner sur la terrasse. L’hôtelier s’enquit aussitôt de ma santé. A titre d’information sur la lourdeur pernicieuse de son vin, je lui racontai mon hallucination de la nuit. Il haussa un sourcil, répéta mes derniers mots :

– Un ours.

Je confirmai.

Légèrement agacé, il répondit :

– C’est normal. Le bungalow où vous dormez, avant, c’était la remise à poubelles. On avait besoin d’une chambre de plus. Mais lui, que voulez-vous, il a gardé ses habitudes.

Et il conclut d’un air de reproche :

– Voyez qu’il ne faut pas accuser mon vin.

D. v. C.

je me réveillai à midi avec une gueule de bois en rondins massifs

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