L’odyssée d’Amitav Ghosh

Avec Un océan de pavots, l’écrivain indien voyage cette fois entre mers et Gange, au temps de la première mondialisation, quand l’anglais était mâtiné de bengali. Une saga diablement romanesque, un grand livre.

La Shining India brille de tous ses feux quand c’est Amitav Ghosh qui porte son flambeau à travers le monde. Ce romancier cosmopolite, nous l’avions quitté dans les rugissements des tsunamis du Pays des marées, et il nous invite cette fois à un voyage au long cours, au creux des vagues et des âmes : fouetté par des vents conradiens, cet Océan de pavots est une magnifique odyssée maritime qui raconte pourquoi, au xixe siècle, quelques déshérités vont quitter l’Inde et s’embarquer sur l’Ibis, la goélette de l’espérance. En rêvant d’échapper à leur destin et de découvrir, au large de l’océan Indien, ce Grand Ailleurs qui les fascine et les terrifie tout à la foisà

Le Vif/L’Express : Un océan de pavots est votre huitième livre traduit en français et, malgré tout, on connaît mal votre parcoursà

Amitav Ghosh : Je suis né à Calcutta en 1956, dans une famille originaire de l’actuel Bangladesh. Pendant la Seconde Guerre mondiale, mon père a été mobilisé et, à son retour, il est entré au ministère des Affaires étrangères. Je l’ai suivi dans ses voyages et j’ai ainsi passé toute mon enfance hors de l’Inde, avec en particulier un long séjour dans la ville que ma famille appelait encore  » chez nous « , Dhaka, qui était alors la capitale du Pakistan oriental. J’y ai vécu entre 3 et 9 ans et c’est là que j’ai découvert pour la première fois la violence religieuse et communautariste. Nous sommes ensuite restés trois ans à Colombo, à Sri Lanka, et, alors que mes parents se trouvaient à Téhéran, j’ai rejoint l’internat d’un lycée de Dehra Dun, dans le nord de l’Inde, avant de préparer une licence d’histoire à l’université de Delhi.

L’Inde traverse alors une période difficileà

En effet. En 1975, Indira Gandhi a proclamé son tristement célèbre état d’urgence et, dès que j’ai eu mon diplôme en poche, je suis rentré à l’Indian Express, qui était alors le seul journal à la critiquer ouvertement, elle et son parti. Cette période à l’Indian Express a été à la fois risquée et formidablement exaltante. La police faisait régulièrement des descentes dans notre salle de rédaction et empêchait les rotatives de tourner. Tout cela a conduit à la défaite d’Indira Gandhi aux élections de 1977 et, peu après, j’ai obtenu une bourse pour aller étudier l’anthropologie sociale à Oxford.

Cette discipline a-t-elle été formatrice pour votre futur travail d’écrivain ?

Sans doute. L’anthropologie m’a appris à écouter et à observer, deux qualités essentielles pour le romancier. J’ai été inscrit pendant trois ans à Oxford mais j’ai de nouveau voyagé. Je suis d’abord allé en Tunisie, pour apprendre l’arabe. Puis j’ai parcouru l’Algérie et le Maroc, en prenant mon temps : de ce périple on trouve pas mal d’échos dans mon premier roman, Les Feux du Bengale. En 1980, j’ai débarqué en Egypte pour travailler sur le terrain et je me suis installé dans le village que j’ai appelé  » Lataifa  » dans un autre livre, Un infidèle en Egypte. Une fois ma thèse terminée en Angleterre, je suis rentré en Inde, en 1982.

Vous êtes alors jeune professeur

Oui, j’ai d’abord été en poste à Trivandrum, à l’extrémité de la côte de Malabar, sur le littoral occidental de l’Inde, où j’ai commencé à écrire grâce au matériau rassemblé en Afrique du Nord. Puis j’ai obtenu un poste d’assistant à l’université de Delhi, pour un salaire mensuel de 20 dollars. La moitié de cette somme partait dans le loyer d’une minuscule chambre de bonne, écrasée par le soleil sous les toits. Il a alors fallu que ma mère vende quelques bijoux et m’achète une machine à écrire d’occasion pour que je puisse taper la version définitive des Feux du Bengale.

C’est à ce moment-là qu’Indira Gandhi a été assassinée, le 31 octobre 1984.

Des milliers de sikhs ont alors trouvé la mort dans les émeutes qui ont suivi. Comme beaucoup d’autres personnes de l’université, j’ai travaillé dans des groupes qui essayaient de porter secours aux victimes, une expérience aussi traumatisante que révélatrice. Aussi, l’année suivante, me suis-je lancé dans un second roman qui traite en grande partie de la violence religieuse, Lignes d’ombre. A Delhi, je suis resté jusqu’en 1987, avant de repartir. Vers les Etats-Unis, cette fois, à l’université de Virginie, où j’ai écrit Un infidèle en Egypte.

Une nouvelle migration, un nouveau déracinement. Vous définissez-vous comme un écrivain de la diaspora ?

Non. La trajectoire de ma vie est plutôt celle d’un écrivain errant, qui s’absente très souvent de son pays natal. Cela me permet d’observer la diaspora comme un entomologiste observe un papillon. C’est grâce à cette vie nomade et à ce séjour en Amérique que j’ai rencontré ma future épouse, Deborah. Nous nous sommes mariés à Calcutta, en 1990.

Cette année-là, vous obtenez en France le prix Médicis étranger pour Les Feux du Bengale, et Lignes d’ombre remporte un prix important en Indeà

J’étais comblé. Notre fille Lila et notre fils Nayan sont nés à ce moment-là et, après, tout en continuant à passer plusieurs mois par an en Inde, j’ai surtout vécu à New York, avec des postes occasionnels à l’université Columbia, au Queens College et à Harvard. Maintenant, ma femme et moi partageons notre temps entre Brooklyn, Calcutta et Goa, à l’ouest de l’Inde, où nous avons une maison.

Quels sont vos rituels de travail lorsque vous écrivez un roman ?

J’écris d’abord deux premiers jets au stylo à encre. Vous savez, je suis très difficile dans le choix de mes stylos, car ce sont mes principaux outils de travail ! La qualité du papier est tout aussi importante. Après cette première phase, je me mets à l’ordinateur. Je peaufine, je corrige. Je consomme tellement de papier que j’imprime toujours des deux côtés de la page. C’est ainsi qu’au verso du Pays des marées il y a Un océan de pavotsà

Ce roman se situe à la fin des années 1830 et raconte l’odyssée périlleuse d’une goélette, l’Ibis, sur l’océan Indien, entre Calcutta et l’île Maurice. Comment vous êtes-vous documenté ?

J’ai lu les chroniques de l’époque et de multiples ouvrages maritimes, linguistiques, historiques ou ethnographiques. La goélette était considérée comme une grande innovation technologique au début du xixe siècle. Ces bateaux ont beaucoup servi pour la traite des esclaves africains et, après son interdiction, ils ont été reconvertis dans le transport des coolies et de l’opium à travers l’océan Indien.

Sur l’Ibis vont s’embarquer des parias et des miséreux qui rêvent de quitter l’Inde pour trouver un monde meilleur, au-delà des horizons. Le bateau est-il un bon espace pour observer cette humanité souffrante ?

Oui, c’est un huis clos qui assure une unité de temps, de lieu et d’action. Il rapproche aussi très étroitement des êtres venus d’horizons divers. Je pense que c’est pour cette raison que les romans maritimes nous fascinent.

Lesquels vous plaisent le plus ?

Quand j’étais écolier, j’ai dévoré la série des Captain Blood, de Rafael Sabatini. Les récits de Melville restent évidemment une source d’inspiration éternelle, mais j’aime bien lire aussi les journaux des marins du xixe siècle. Il existe également une très riche tradition contemporaine de romans maritimes : Rites de passage, de Golding, le merveilleux Cyclone à la Jamaïque, de Richard Hughes, ou Les Passagers anglais, un roman absolument génial de Matthew Kneale.

Désormais, la littérature indienne a le vent en poupe. A-t-elle définitivement enterré les fantômes du colonialisme ?

Nous nous éveillons d’une longue nuit. Les auteurs indiens sont moins préoccupés par la question identitaire. Ils ont inventé une écriture à la fois métissée et polyphonique, tournée vers l’universel.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Sur la suite d’Un océan de pavots, qui n’est que le premier volet d’une trilogie.

Un océan de pavots, par Amitav Ghosh.

Trad. de l’anglais par Christiane Besse. Robert Laffont, 590 p.

Propos recueillis par André clavel

 » en inde, nous avons inventé une écriture tournée vers l’universel « 

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