L’insoutenable complexité bruxelloise

La ministre de l’Intérieur, Joëlle Milquet, s’est activée pour augmenter la protection policière de la Stib. Mais était-ce son job ? Elle a pallié le manque d’unité policière à Bruxelles.

Qui est responsable de la sécurité à Bruxelles ? A question simple, réponse alambiquée. Le bourgmestre ? Il y en a 19. Le gouverneur ? La fonction va disparaître. Le chef de la police locale ? Il y en a six. La Région de Bruxelles-Capitale ? En principe, la sécurité n’est pas de son ressort. Le  » dirco « , directeur-coordinateur de la police fédérale, est censé faire la soudure, dans l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, entre le niveau fédéral et le niveau local de la police intégrée. Tâche bureaucratique autant que politique. C’est donc par défaut que la ministre de l’Intérieur, Joëlle Milquet (CDH), a pris les choses en main, la semaine dernière, lors de la crise de la Stib.

Si une agression mortelle s’était produite à Liège ou à Anvers, on n’aurait vu que la figure protectrice du bourgmestre, éventuellement flanqué de son chef de police, en uniforme. A Bruxelles, le leadership virevolte d’une tête à l’autre. L’agression contre un superviseur de la Stib, le 7 avril, s’est produite sur le territoire de Bruxelles-Ville. Son bourgmestre, Freddy Thielemans (PS), pourtant à la tête d’une puissante police, a vite disparu des écrans. Et pour cause : la question le dépasse. De quoi s’agissait-il au fond ? D’affecter plus de policiers à la surveillance des transports en commun pour rassurer le personnel de la Stib, traumatisé par l’agression mortelle de l’un des siens. Une simple réorganisation du travail ? Beaucoup plus compliqué, en vérité.

La sécurité dans les métros et les gares est à la charge de la police fédérale (Intérieur), qui y a désinvesti de notoriété publique. La sécurité pour le trafic en surface et les abords des gares et des stations de métro est de la compétence des six zones de police (19 bourgmestres), inégalement dotées en termes de ressources financières et qui n’ont pas nécessairement envie de partager. En cas de nécessité, le directeur-coordinateur pour l’arrondissement de Bruxelles-Capitale (police fédérale) peut mobiliser le peloton d’intervention pour venir en aide aux zones (ou à la police fédérale). Mais personne n’est là pour donner le tempo, si ce n’est au prix d’innombrables réunions.

La peur d’une régionalisation de la police fédérale

Le ministre-président de la Région bruxelloise, Charles Picqué (PS), est l’homme tout désigné pour exercer ce leadership en matière de sécurité – une matière qu’il a toujours affectionnée et qu’il juge inséparable de toute politique de ville cohérente. Petit problème institutionnel : ni la Flandre ni la Wallonie n’ont de compétence de police. Pas question d’en accorder tout de go à Bruxelles : cela ne ferait qu’accroître les appétits régionalistes flamands.  » Lors des négociations gouvernementales, j’ai plaidé pour la création d’une unité de police régionale qui aurait été formée de policiers zonaux détachés, sans avoir besoin de créer un nouveau statut policier, confie Charles Picqué au Vif/L’Express. Je n’ai pas été suivi. A part cela, il y a beaucoup d’avancées.  » Celles-ci doivent encore être concrétisées par des lois et décrets.  » C’est la Région qui va élaborer un plan global de sécurité régional fixant les priorités qui s’imposeront aux zones, en tenant compte des spécificités de celles-ci, détaille-t-il. Il n’y aura plus de gouverneur, mais un haut fonctionnaire qui dépendra du ministre-président. La Région sera compétente pour le recrutement et la formation des policiers bruxellois puisqu’on sait qu’il en manque beaucoup : les candidats bruxellois bénéficieront d’un accompagnement spécifique. Suite à nos campagnes, le taux de recrutement de candidats bruxellois s’est déjà amélioré de 2010 (27 %) à 2011 (40 %). L’observatoire de la criminalité est acquis.  » Politique des petits pas, donc.

Lors de la dernière crise sécuritaire, les Flamands ont mis une sourdine à leurs habituelles critiques de la  » lasagne  » bruxelloise. Le criminologue Brice De Ruyver (université de Gand), ancien conseiller  » sécurité  » de Guy Verhofstadt (Open VLD), avance prudemment :  » Je ne plaide pas pour une fusion immédiate des six zones de police, déclare-t-il. Ce qui m’intéresse, c’est de réussir à avoir la capacité policière là où c’est nécessaire. Pas question de supprimer notre modèle de proximité. Il faut au contraire essayer de se réinstaller dans les quartiers où la police n’est presque plus présente. Pour les fonctions d’enquête et de maintien de l’ordre, l’échelle doit être celle de la Région. Si on veut une politique de sécurité intégrée et intégrale, il faut s’organiser. On a six zones de police entre lesquelles, c’est vrai, il y a une certaine coopération, mais il faut aller plus loin. Le statu quo n’est plus défendable, car en Flandre et en Wallonie on crie aussi misère. « 

Bon connaisseur des problèmes de sécurité dans sa commune d’Anderlecht et vice-président du parlement bruxellois, Walter Vandenbossche (CD&V), juge l’option régionaliste irréversible.  » La fusion des six zones de police n’est pas la seule solution, mais elle est nécessaire. Aucune ville d’une certaine importance, avec un statut international comme celui de Bruxelles, ne peut fonctionner avec un système féodal de dix-neuf communes et de six zones de police. Dans l’intérêt de la population, il faut une unité de décision et une communauté de moyens pour affecter ceux-ci le plus efficacement possible à la police de proximité, d’une part, et à la lutte contre la criminalité, d’autre part. Quand un petit gaillard vend de la drogue à Cureghem, c’est la police fédérale qui intervient. Il faut être spécialisé pour suivre l’évolution de la criminalité. La police zonale n’en a pas les moyens. En disant cela, je n’ai pas de visées communautaires, contrairement à ce que pensent nos amis francophones.  » Pour une partie de l’opinion politique francophone, les communes sont le bastion francophone contre les tentatives flamandes de cogérer Bruxelles, tandis que la Région de Bruxelles-Capitale serait le cheval de Troie de la Flandre, puisqu’une représentation flamande y est assurée automatiquement, quel que soit le nombre réel de Flamands bruxellois….

 » Le laxisme de certains bourgmestres PS…. « 

Luckas Vander Taelen, député Groen du parlement bruxellois et columnist parfois incendiaire au Standaard, récuse, lui aussi, toute arrière-pensée communautaire et s’en prend au laxisme de certains bourgmestres PS.  » Quand le bourgmestre de Saint-Josse dit qu’on peut se garer la nuit sur les trottoirs et les pistes cyclables, je pense entendre le bourgmestre d’un bled du XIXe siècle. C’est inimaginable que, dans une ville moderne, un maïeur cède tellement à la tentation électoraliste qu’il va jusqu’à plaider pour le laxisme. C’est comme ça qu’on introduit une mentalité de laisser-aller. Jetez un papier aux Etats-Unis, vous serez regardé comme un pestiféré ! A Bruxelles, on est toujours dans cette zone grise… On sait qu’on ne peut pas se garer, on le fait quand même, la police tolère et le bourgmestre accepte. C’est ce cadre-là qu’il faut changer.  » Ses propos ont fait bondir.

 » Pourquoi les bourgmestres seraient-ils des politiciens véreux par définition, s’insurge Bernard Clerfayt, bourgmestre de Schaerbeek (FDF), dont le corps de police, dirigé par David Yansenne, suscite des éloges unanimes. Parce que l’échelle est plus petite ? Il faut voir le clientélisme dégoulinant dans les subsides qu’accordent les ministres régionaux ! Ma thèse, c’est que la Région fonctionne plus mal que les communes. En matière de propreté publique, c’est une évidence. La Région est incapable d’assurer ses missions. Elle gère très mal ses compétences en matière de mobilité. Pascal Smet [NDLR : bruxellois et socialiste flamand, actuel ministre régional flamand de l’Enseignement, ancien ministre bruxellois de la Mobilité] accuse les méchants bourgmestres… A Schaerbeek, j’ai depuis cinq ans un plan communal de mobilité approuvé par la Région. Et pendant que je le faisais, la Région n’avait pas le sien. « 

L’idée de transférer des compétences de sécurité à la Région de Bruxelles-Capitale énerve toujours le personnel politique bruxellois francophone.  » Selon la thèse flamande, des zones de police fusionnées seraient nécessairement moins chères et plus efficaces, décode Bernard Clerfayt. C’est faux. La criminalité n’est pas plus élevée à Bruxelles qu’ailleurs. Si on calcule la criminalité sur le centre d’Anvers, de Liège ou de Charleroi, vous aurez aussi des différences avec les pourtours résidentiels. La densité criminelle est plus forte dans les centres des grandes villes. La vraie dimension de la ville de Bruxelles, c’est quoi ? Ce n’est pas que les 19 communes mais aussi les 45 autres qui l’entourent. Si les Flamands veulent respecter la continuité urbaine, ils doivent accepter d’aller au-delà de leurs propres tabous. « 

Néanmoins, la crise de la Stib a montré l’absurdité de la gestion éclatée de la sécurité à Bruxelles. La complexité bruxelloise a été compensée (et occultée) par l’hyperactivité de la ministre de l’Intérieur, peu désireuse – comme les Flamands de la majorité – d’ouvrir tout à trac un nouveau front institutionnel.  » On peut poser la question, et elle est légitime, des institutions démocratiques qui gèrent la ville de Bruxelles, concède Bernard Clerfayt. Maintenir ou non les communes, pour une ville qui a grandi, ne mérite-t-elle pas qu’on l’intègre un peu mieux ? C’est un débat général qui n’est pas inintéressant. Mon parti a une thèse plutôt négative sur la question, surtout parce qu’un regroupement de communes entraîne une modification démocratique, embêtante selon nous. Mais, en soi, le débat est légitime et Bruxelles devra un jour s’y pencher. « 

Tout comme il est légitime de penser à une réforme de la réforme de la police, devenue tellement chère qu’au lieu de recruter 1 400 nouveaux policiers par an, les autorités de tutelle ont ramené ce chiffre à 1 000 unités (exception faite de cette année 2012, qui sera plus généreuse, a promis Joëlle Milquet). Sur le plan qualitatif, Charles Picqué, ministre-président PS de la Région de Bruxelles-Capitale, n’épargne pas, non plus, ses critiques.  » La création des zones de police a permis de mieux combattre la grande délinquance dans les villes, reconnaît-il. Mais on a beaucoup perdu à d’autres niveaux : la visibilité des policiers dans la rue, le contact avec la population, la surveillance dans les quartiers, le repérage des situations potentiellement conflictuelles… ça, on l’a perdu !  » Au prochain départ de feu sécuritaire, ces questions reviendront inévitablement dans le débat.

MARIE-CÉCILE ROYEN ET ETTORE RIZZA

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