L’insécurité, c’est aussi dan s la tête

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

A moins d’un mois des élections régionales, la sécurité reste l’une des préoccupations des électeurs. Paradoxe : à Bruxelles plus qu’ailleurs, les habitants se sentent en insécurité. La capitale n’est pourtant pas un grand Chicago.

Bruxelles est-elle une ville dangereuse ? Pas vraiment, semble-t-il, au vu des chiffres. Le sentiment d’insécurité, lui, y est plus élevé qu’ailleurs dans le pays : en 2006, 18 % des Bruxellois déclarent ne pas se sentir  » toujours ou souvent  » en sécurité. En cause, ici comme ailleurs, les petites incivilités – poubelles dégradées, refus de priorité, insultes… dont souffrent les Bruxellois et qui finissent par créer un climat tendu. Lorsque, en quelques jours, Paula, Matthieu ou Sami témoignent de ces  » agressions  » dont eux-mêmes ou leurs enfants ont été les victimes, comme une majorité de Bruxellois, ils s’interrogent en réalité sur une progression de la violence qu’ils disent constater partout, jusqu’à risquer des amalgames maladroits.  » Tout le monde connaît un proche, un ami, un collègue qui, à Bruxelles, a été confronté à l’incivilité. Ce qui augmente le sentiment d’insécurité « , souligne Brigitte Grouwels, secrétaire d’Etat CD&V. Voilà pour la théorie.

Mais la peur régnait-elle vraiment dans certains lieux ? Notre reportage sur le terrain démarre à Cureghem, coincé entre le centre d’Anderlecht et la gare du Midi, un quartier lourdement marqué par les stigmates de l’exclusion. Départ, place du Conseil, traversée des rues Georges Moreau, de l’Instruction, des Goujons, Emile Carpentier, pour poursuivre par la rue du Transversal et emprunter la chaussée de Mons. A gauche, le square Emile Vandervelde ; à gauche encore, rues des Bassins et du Sel. Malgré de beaux efforts d’embellissement urbain, le décor n’est pas rose : trottoirs souillés, sacs à ordures abandonnés, poubelles archipleines… D’une façade déglinguée swinguent jusqu’au sol des fils électriques. Sur le terrain de basket, dans un coin, pourrissent des immondices… Un dépôt qui est susceptible d’ouvrir un cercle peu vertueux, selon la  » théorie de la vitre cassée « , qui montre que la dégradation de l’environnement engendre la délinquance. En d’autres termes, dans le cas où une vitre brisée n’est pas remplacée, toutes les autres vitres connaîtront le même sort. Comme un signal que personne ne se soucie de faire respecter l’ordre et que la voie est libre pour les délinquants.

Démineurs de conflits

Puis le parc Crickx, qui accueille des jeux ; en réalité, trois chevaux à ressorts sur lesquels tentent de jouer les gosses, et un terrain de foot. Pas de peur, mais juste le blues, malgré le soleil et la courtoisie des habitants. La ligne 81 nous conduit square Albert Ier. On y croise deux stewards de prévention, la cinquantaine ; sûrement pas des gros bras. Arrêt rue Wayez, une artère commerciale en déclin : solderies, snacks, phone shops, et surtout baisse du pouvoir d’achat. Les mères promènent leurs poussettes. Des éboueurs baladent leur aspirateur  » piktout « . C’est presque nickel ! Rien qui relève de Starsky et Hutch.  » Revenez le soir : les petites terreurs sortent à la nuit tombée !  » lance Amina, mariée, trois enfants. Elle vit rue Jorez, juste au-dessus de la station de métro Clemenceau. Un quartier où les Bruxellois hésitent souvent à s’aventurer de peur de se faire insulter,  » caillasser « . En 2008, selon une enquête de la police locale, un quart de ses habitants ont été agressés. Sortir après 20 heures ? Pas mal d’entre eux évitent. Rester ?  » Vous n’y pensez pas ! Si j’avais les moyens, je partirais. Ici, c’est subir ou quitter le quartier « , s’emballe Amina. L’insécurité frappe aussi les plus démunis…

Changement de décor. Cap sur Evere, à l’est de la Région bruxelloise. Pour faire reculer le sentiment d’insécurité, l’échevin socialiste Jospeh Corten a misé sur la prévention, créé des  » cellules de veille « , promis un traitement individualisé des doléances des habitants. Bref, ne plus s’appuyer sur les seuls policiers mais obliger tous les acteurs sociaux à travailler ensemble. Une politique devenue presque un modèle. Avec un principe clair : fabriquer du lien. Et une spécificité locale : les logements sociaux y sont deux fois plus nombreux qu’ailleurs, en Région bruxelloise.

Dix-huit  » démineurs de conflits  » veillent sur les quartiers, sept jours sur sept, de 10 heures à 2 heures du mat’, très utiles après 17 heures, quand tout est fermé, sauf le commissariat. Leurs itinéraires varient ; ils font des  » rondes  » ciblées (auprès des petits commerçants, à la sortie des écoles), des  » patrouilles techniques  » (pour repérer un éclairage insuffisant, un dépôt clandestin…). Les habitants peuvent les appeler sur une ligne téléphonique verte pour signaler des chicanes susceptibles de dégénérer : tapage nocturne, occupation intempestive de jeunes dans les halls d’immeuble, débris de vitre cassée, menaces verbales…  » On y prêtait peu attention parce que beaucoup d’incivilités ne relèvent pas du pénal et qu’elles intéressaient modérément la police, occupée à traquer les « vrais » délinquants « , détaille l’échevin de la Prévention. Sous le soleil d’avril, les médiateurs  » gèrent  » surtout les gamins qui squattent les parcs, et les quads qui paradent à fond dans les quartiers ; l’hiver, ce sont les  » réunions  » de gamins dans les entrées d’immeuble ou les cages d’escalier. Puis tous les deux mois, policiers, bailleurs sociaux, médiateurs et locataires se réunissent et épluchent les moindres foyers de conflits, les doléances des habitants. Efficace.

Les résultats sont là.  » En 2006, 4 plaintes ont été déposées à Evere pour tapage nocturne, contre 2 000 à Schaerbeek et à Saint-Josse, se réjouit Joseph Corten. Ça ne résout pas tout, mais cela montre que l’espace publique n’est jamais laissé à l’abandon, et que la priorité est le dialogue.  » En tout cas, cette politique proactive demeure unique chez nous… depuis sept ans.

Mais l’angélisme a aussi ses limites. Un arsenal plus prosaïque a été mis en place : sur le terrain, la présence policière s’est renforcée ; au pied des logements sociaux, les bailleurs ont installé des sas équipés de digicodes. Le sentiment d’insécurité a-t-il diminué ? La réponse s’avère complexe, concède Joseph Corten. Selon l’opposition CDH-MR, les habitants se sentiraient toujours en insécurité. Décidément, ce n’est pas simple. Mais on sait que les effets des incivilités sont bien plus ravageurs que la délinquance  » ordinaire « . Il est prouvé qu’un rodéo nocturne perturbe plus durablement des dizaines de personnes qu’un crime passionnel. Que des bacs à fleurs pillés, des épaves de voitures calcinées ou des injures créent au moins autant de stress que les cambriolages.  » Ce ne sont pas les risques les plus graves qui nourrissent le sentiment d’insécurité, écrit Jean-Paul Grémy, professeur en sciences humaines et sociales à la Sorbonne. Ce sont les transgressions mineures au « contrat social » qui sont le plus fortement ressenties par les citoyens. « 

Mais où se cache l’insécurité réelle ou supposée ? Comment alors mesurer réellement l’insécurité à Bruxelles ? Première piste : tous les deux ans, le ministère de l’Intérieur réalise un Moniteur de la sécurité. Il cumule les statistiques policières et judiciaires, auxquelles s’ajoute un sondage sur la délinquance vécue de plus de 43 000 citoyens. On y lit que le nombre de délits ne grimpe pas dans la capitale. Certes, ils y sont fréquents, mais ils demeurent d’une gravité relative : 57 % des infractions sont des vols et extorsions ; à peine 7 % sont des atteintes à l’intégrité physique. Rassurant. Problème : la dernière étude date… de 2006. Une enquête aurait dû être livrée en 2008.  » On l’a zappée étant donné l’instabilité gouvernementale « , glisse la police fédérale, qui refuse par ailleurs de commenter ces données sur l’angle régional.

Deuxième source possible : la Banque de données nationale, chapeautée par la police fédérale, qui reprend les statistiques des faits criminels collectés par la police elle-même. Elles n’incluent pas des enquêtes de victimisation, et elles ne donnent aucune info sur le  » chiffre noir  » (les délits et infractions qui ne sont pas déclarés par les victimes). Ces résultats dépendent du zèle des services compétents et des consignes de leur hiérarchie (concentrer les efforts sur la lutte contre la drogue et les sac-jackings, au risque de négliger les autres délits). Enfin, on peut rassembler aussi les chiffres des six zones de police de Bruxelles. Mais les policiers sont  » juge et partie « , puisqu’ils mesurent eux-mêmes leurs propres résultats.

En Région bruxelloise, jusqu’à présent, aucun instrument ne permet donc de dresser finement, à l’échelle des quartiers, une carte de l’insécurité. Le manque de chiffres reste criant. Quand ces chiffres – dispersés – existent, en réalité, ils reflètent davantage l’action policière que l’efficacité des politiques de prévention. Très récemment, le ministre-président Charles Picqué (PS) a décidé d’assigner cette tâche au futur Observatoire bruxellois de la sécurité et de la prévention de la criminalité. Pour voir clair. Doté de 500 000 euros par an, il réunira et analysera les statistiques criminelles et socio-économiques. Il lui reviendra aussi d’évaluer les politiques de prévention régionales. L’observatoire réalisera enfin des  » enquêtes thématiques  » à la demande du ministre-président. L’outil sera-t-il au-dessus de tout soupçon ? Sera-t-il transparent ? D’aucuns doutent (le MR, notamment) et réclament un outil statistique véritablement indépendant. Voilà pour la théorie.

Autre point noir à Bruxelles : les transports en commun. La peur est du voyage pour 36 % des Bruxellois, selon une enquête réalisée en 2006 par la VUB pour le compte du VLD. En tout cas, sur certains trajets, à certaines heures, les usagers ne sont pas rassurés.  » Après 19 heures, je m’offre le taxi « , témoigne Géraldine, 35 ans et quinze ans de ligne.  » On croise des petits caïds. On fait mine de les ignorer. Un seul regard et les embrouilles commencent « , raconte Louis, 58 ans. Deux fois, des gamins lui ont piqué son portable. C’était en semaine, à 20 heures, station Joséphine Charlotte. Il déplore le manque de policiers, d’agents de sécurité, ces 160  » vigiles  » de la Stib chargés de  » patrouiller  » le long du réseau. A bord du métro, le conducteur fait parfois figure d’ultime recours.  » Sauf que, enfermé dans sa cabine, sans caméra, il ne sait rien de ce qu’il se passe derrière lui.  » La médiatisation des chiffres aggrave l’inquiétude : les délits diminuent dans tous les transports bruxellois ces deux dernières années, mais les agressions physiques, elles, augmentent (433 de janvier à septembre 2008, contre 258 en 2007). Elles sont plus élevées que celles commises sur les chauffeurs.  » Les usagers viennent enregistrer leurs plaintes, car ils rencontrent bien plus souvent des agents Stib, dont le nombre a augmenté. Autrefois, ils allaient porter plainte au commissariat de leur quartier et celle-ci n’était pas prise en compte dans nos statistiques « , tente de corriger Jean-Pierre Alvin, attaché de presse à la Stib.

Au cours de ces deux dernières années, la société n’a pas ménagé ses efforts pour sécuriser le réseau. Les effectifs de police ont été accrus. Le système de caméras et de vidéosurveillance se généralise en station et dans tous les nouveaux véhicules. Tous les agents de sécurité reçoivent une formation à la gestion de conflits. Leur pouvoir s’est étendu. En gros, ils peuvent exiger la pièce d’identité, garder un voyageur une trentaine de minutes, le menotter  » en cas de besoin  » et le fouiller superficiellement. La Stib dispose aussi d’un carnet de contraventions : déranger les usagers, c’est de 75 à 250 euros, bloquer les portes, c’est de 150 à 500 euros.  » On ne peut pas appliquer le règlement à la lettre, sinon on se ferait agresser tout le temps, soupire un agent, croisé à quai. Un jeune homme avec les pieds sur la banquette, souvent je laisse passer.  »  » Il y a un semblant de compromis : s’ils ne font pas le bazar, on les laisse tranquilles, on ne vient pas les « chercher » », poursuit son collègue.

Autre souci : l’impression diffuse de saleté, qui fait grimper d’un cran le sentiment d’insécurité. En 2005, la capitale a mis la barre très haut, selon Emir Kir, en charge de la Propreté publique. En commençant par une meilleure coordination entre les services de propreté, c’est-à-dire entre la Région (qui collecte des déchets et des encombrants, entre autres choses) et les 19 communes (responsables du nettoyage des voiries). Pour ce faire, le budget a été augmenté ; il est passé de 135 millions à 170 millions d’euros.  » Les communes ont renforcé leur personnel, mais des efforts restent à fournir, notamment le soir, les week-ends et les jours de beau temps « , admet l’élu socialiste.

Bruxelles n’est pas encore propre, mais il y a un mieux. Le centre-ville est nettement moins sale, même s’il n’est pas exempt de tout reproche. Les lieux touristiques et 37 zones phares (des grands axes très fréquentés) bénéficient, chaque jour, de plusieurs nettoiements. Un régime de faveur qui fait des envieux. Certains quartiers du nord de la capitale, par exemple, ont le sentiment d’être les parents pauvres de la politique régionale et communale. Y aurait-il un Bruxelles d’en haut et un Bruxelles d’en bas ? Ainsi, dans le Moniteur 2006, 60 % ( !) des Bruxellois pointent dans le top 5 des problèmes de leur quartier  » tout ce qui traîne sur le sol « , juste après la conduite agressive au volant, les vols dans les voitures, les cambriolages dans les habitations et la vitesse non adaptée au trafic. Car le vrai mal dont souffre Bruxelles est l’incivisme, responsable des principaux points noirs : tags, graffitis, dépôts clandestins, déjections canines, mégots envahissants…

Mais que fait la police ? Elle peine à recruter. La plupart des recrues ne vivent pas dans la ville où elles opèrent. En début de carrière, les policiers sont mutés à Bruxelles, qu’ils n’aiment pas nécessairement, dont ils ne connaissent pas bien le terrain, où ils ne s’investissent pas longtemps. Résultat : les communes ont engagé de plus en plus de  » gardiens de la paix « . On les rencontre au coin de la rue, dans les parcs ou à la sortie des écoles. Leur boulot consiste à veiller (en partie) au maintien de l’ordre local et à constater les incivilités. Leur marge de man£uvre est très étroite. Ils font trembler les petits caïds autant que la fée Carabosse… L’institution des gardiens de la paix reste perfectible. Le flou règne : la qualité du service et les limites de leurs fonctions ne sont ni définies ni harmonisées à l’ensemble de la Région. Ces postes d’ailleurs n’attirent que des gens peu qualifiés, mal payés, au statut précaire et donc très mobiles.

Reste enfin le sentiment d’impunité. A la longue, il finit par user les nerfs les plus solides. Certains flics ruminent leur colère et leur désarroi.  » L’auteur d’un délit sort du commissariat plus vite que la victime – quand elle vient !  » déclare Alain, policier dans une zone  » plutôt calme « . Il dénonce le  » manque de réponse judiciaire  » donnée à la délinquance. De quoi démotiver les plus zélés des policiers et les victimes à porter plainte.

 » La recette, c’est qu’il n’y a pas de recette « , tranche l’échevin Joseph Corten. Oui, il y en a tout de même une : l’inscription dans la durée.  » Aucune victoire contre l’insécurité ne s’obtient en quelques semaines.  » C’est peut-être sur ce point que les nerfs des citoyens, et ceux des politiques, seront le plus sollicités.

S. Gh.

Soraya Ghali

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