Blick Bassy : un album nourri par une longue histoire familiale et politique. © philippe cornet

L’indépendantiste

Inscrivant son histoire familiale dans 1958, album inspiré par la colonisation de son pays, le Cameroun, Blick Bassy donne aussi un formidable coup de fouet poétique à la musique africaine contemporaine.

Sur la scène d’Esperanzah !, le 3 août, Blick Bassy est, à défaut de meilleur qualificatif, mode. Singulière. Lunettes seventies géantes façon Yves Mourousi, demi-dreadlocks arrangés partiellement en blondeur décolorée et chasuble mi-joueur de baseball mi-cosmonaute. Mais l’excentricité vestimentaire, remisée lors de l’interview, tenant peut-être d’un tribalisme futuriste, tranche avec la musique d’une beauté organique. On peut en souligner les qualités volcaniques : celles des trois musiciens se partageant violoncelle, claviers et cuivres avec l’imagination au pouvoir. Et puis, ce qui définit la voix de Blick, chanteur-compositeur né en 1974, de toute évidence, bénie des dieux de la musique. Son propriétaire en admet la mélancolie naturelle qui le range aux côtés d’interprètes supérieurs à la Milton Nascimento, Jeff Buckley ou du plus contemporain Bon Iver :  » Je suis très sensible mais j’essaie de cacher ma sensibilité, de la retransformer pour passer à travers la musique. Parce que je me dis que les ondes que nous dégageons forment un langage universel : comment arriver à toucher l’autre ?  »

Il faut assumer nos larmes et nos traditions, et des choses inimaginables se produiront.

Le chant de Bassy est merveilleusement éraillé comme s’il était – littéralement – écartelé entre deux continents chargés d’histoire mutuelle, l’Europe et l’Afrique. Ce qui s’avère une hypothèse réaliste à l’écoute de ses quatre albums solo dont le dernier, 1958, sur le label parisien No Format. Le disque, sorti au printemps 2019, splendide, traite donc de l’indépendance du Cameroun, pays d’origine de Blick dont il a gardé le passeport, même s’il réside aujourd’hui en France, dans un petit village près de Saint-Emilion. Celui qui, lors des tournées, voit passer ses musiciens français toujours avant lui aux contrôles des frontières s’est emparé d’une histoire à la fois nationale et familiale. En septembre 1958, le militant indépendantiste Ruben Um Nyobè est exécuté sans autre forme de procès par les militaires français dans une forêt camerounaise.  » Mon grand-père et sa fille, ma mère, ont vécu pendant deux ans au milieu de nulle part, dans les bois, parce qu’ils craignaient, eux aussi, la répression de la France qui cherchait des renseignements sur les maquisards.  »

Sept religions

L’histoire familiale, personnelle, de Blick n’est pourtant pas tout à fait découpée dans le schéma classique de la (dé)colonisation.  » Mon père a été l’un des premiers gouverneurs du Cameroun, il avait été commissaire divisionnaire et avait travaillé pour l’administration coloniale française. Grâce à ma grand-mère, il s’est assez vite trouvé gros propriétaire avec beaucoup de terres à Yaoundé. Il a eu des restaurants et des hôtels mais a tenu à ce que l’on ait une éducation strictement traditionnelle.  » L’artiste, aujourd’hui propriétaire d’un certain nombre de terrains au Cameroun, est donc le fils d’un homme public, marié à trois femmes et père de 21 enfants. Avec une biographie peu linéaire :  » Toutes les vacances jusqu’à l’âge de 21 ans, les garçons de la famille devaient cultiver un champ de bananes plantain de 5 000 m2, les filles devant, elles, s’occuper d’un champ d’arachides de 3 000 m2. Mon père avait acheté 300 hectares pas loin de son village natal où il avait fait construire un marché, une école, un hôpital et aussi une église. Il avait initialement fait venir un prêtre catholique mais il l’a viré après une année.  »

1958 chez No Format/Pias.
1958 chez No Format/Pias.

Commence alors une saga religieuse pour la fratrie Bassy qui sera, au gré des humeurs paternelles, protestante ou Témoin de Jéhovah. Sept religions, au total, mais une seule aspiration majeure : la musique. Celle-ci arrive par le chemin, toujours, de la tradition. Les chants maternels que l’on perpétue en s’adonnant aux travaux agricoles et qui, le week-end venu, sont magnifiés à l’église – quelle qu’elle soit – par une chorale naturelle formée des 21 enfants Bassy.  » Dans ces villages, la musique contribue toujours aux rituels du deuil ou de la naissance : des musiciens/chanteurs se trouvent « intronisés » pour toute cérémonie. Ce n’est jamais banalisé.  » Et puis, il y a également ce séjour de plusieurs années chez cet oncle  » hypersévère  » qui ne sourit jamais.  » Il ne supportait pas de nous voir inactifs dans ce village sans électricité, où on chassait et pêchait pour se nourrir. Avec un rapport continu au « vivant », que ce soient les hommes, les plantes, les herbes ou les arbres.  » L’animisme au quotidien se trouble un soir alors qu’un vieux musicien voyageur, l’homme à la guitare, vient jouer dans les environs.  » C’est la seule fois où j’ai vu mon oncle esquisser un sourire « , précise Blick Bassy, toujours ému par ce moment d’épiphanie qui lui fait entrevoir son propre parcours dans la chanson.

iPhone 6

Tout cela percole évidemment dans le parcours de Blick qui, après quelques expériences au Cameroun, amène sa musique en France où il s’installe en 2005. L’album 1958 est le résultat d’une longue et lente digestion artistique et politique, familiale et africaine, où, la quarantaine venue, l’auteur jette les turbulences passées dans une perspective.  » Oui, l’Afrique est compliquée, oui les dirigeants africains sont couramment corrompus mais à qui la faute ? Il ne faut jamais oublier que le Cameroun, comme la plupart des autres pays africains, est le résultat d’un découpage occidental et d’une mainmise de l’Occident sur les richesses naturelles du continent noir. Que ferait la France sans l’uranium du Niger ou le pétrole d’autres pays ? Comment, soixante ans après les indépendances obtenues sur des paradigmes qui ne nous appartiennent pas, voulez-vous que tout fonctionne ? Même si là, je pense que les changements vont s’opérer à grande vitesse.  »

La mondialisation redoutable n’empêche pas certains beaux inattendus. Par exemple lorsque à l’été 2015, le morceau Kiki, extrait du troisième et recommandé album de Blick, Akö, rythme la campagne internationale de l’iPhone 6.  » Cela grâce au travail de mes éditeurs, déclare Blick. Ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que cela renforce d’une certaine manière ma démarche, à savoir qu’il faut que les musiciens africains s’affranchissent des standards et soient eux-mêmes. Il faut assumer nos larmes et nos traditions, et des choses inimaginables se produiront, sans singer les Anglais ou les Américains. Il faut assumer nos musiques.  » Surtout si elles transportent la grâce. Chantée en langue bassa, l’une des 309 du Cameroun, elle fait de 1958 un moment de suspension entre genres et époques. Et peut-être bien l’album le plus élégant, toutes catégories confondues, de 2019.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire