L’Inde, corps vibrant

Danse, cinéma, expos, littérature… La Belgique s’apprête à vivre à l’heure indienne pendant quatre mois, dans le cadre du 24e festival Europalia. Loin des clichés réducteurs sur les castes, la pauvreté ou la pratique du yoga.

Des Indiens de retour dans la Cité ardente ?  » On a déjà donné « , soupireront certains Liégeois en pensant à Lakshmi Mittal. Qu’ils se rassurent. Cette fois, on ne parle pas d’Arcelor mais… d’art sur l’eau. Dès le 12 octobre, dans le cadre d’europalia.india (notez la graphie relookée), un parcours d’artistes contemporains indiens se déploiera en bord de Meuse, ce Gange principautaire. A Liège, l’acier peut s’arrêter de couler, jamais le fleuve. Photographies, vidéos et installations seront disséminés dans des lieux tels que les Grignoux, la maison d’Ansembourg, le Grand Curtius…  » Chez nous, l’eau est bien plus que l’eau, explique dans sa galerie de New Delhi Gayatri Sinha, qui a sélectionné les artistes, dont de jeunes créateurs émergents. C’est un élément en perpétuel mouvement. L’eau peut être divinisée. Elle peut également être source d’inconfort lorsqu’elle est polluée. Elle est surtout la composante de base de notre existence.  »

Un des artistes en résidence, Asim Waqif, nous a raconté son étonnement, lors de sa reconnaissance de terrain à Liège, face aux mentions  » eau non potable « . Comme un déni de la fonction rassembleuse de l’eau, que ce soit autour des sources, sur les bords de mer ou dans les sept fleuves sacrés de l’Inde. Or le thème central d’europalia.india est précisément la rencontre. A commencer par celle entre l’Europe et l’Inde. L’une des expositions phares du festival (au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles) sera d’ailleurs consacrée à l’Indomania, qui a saisi notre continent depuis que le 21 mai 1498, l’explorateur Vasco de Gama a débarqué à proximité de Calicut. Des dessins de Rembrandt jusqu’aux Beatles en passant par Rodin et Pasolini, combien d’artistes n’ont-ils pas été fascinés par le pays des maharajas ? Même Jean de La Fontaine s’est laissé inspirer par les épopées comme le Râmâyana et le Mahâbhârata.

 » La rencontre est une belle métaphore de l’Inde, soulignent les organisateurs. Elle peut être choc, échange, assimilation, découverte, résistance, source de progrès ou de malheur, mais aussid’amour. «  Nos langues ne sont-elles pas dérivées de l’indo-européen ? Même le flamenco espagnol semble venir en droite ligne de la danse kathak, où les danseurs évoquent des oiseaux mythologiques tout en faisant des claquettes avec leurs pieds.  » Certains de nos artistes l’exercent depuis sept générations « , ajoute la chorégraphe Aditi Mangaldas, dont on verra le spectacle Charishnu au Théâtre National (6 et 7 octobre). Lorsque nous avons assisté à ses répétitions dans une maison introuvable au sud de Delhi, nous avons découvert des artistes presque envoûtés par leurs propres arabesques. Curieux : non seulement ils dansent, mais ils parlent, d’où le nom de kathak, en sanskrit : la personne qui raconte une histoire. Avec toujours un sourire insaisissable.

 » Pas facile de pénétrer ce sous-continent, reconnaît Joachim Lacrosse, professeur de philo à Saint-Louis et à l’Isti, à Bruxelles, qui animera deux conférences et une journée d’études sur la philosophie indienne. Les portes d’entrée sont multiples. Chaque partie est intégrée dans un tout, par exemple la danse et la musique sont liées de près à la philosophie ou à la littérature. C’est donc une culture particulièrement unifiée car elle s’inscrit dans une continuité remarquable, et superbement préservée.  » Pour décrypter cette Inde multifacettes, avec ses vingt langues et ses huit religions, le programme d’europalia.india sera concentré autour de sept pôles : le corps, Indomania, India tomorrow (car 50 % de la population a moins de 25 ans), Living traditions, l’eau, Bollywood et au-delà, et la diaspora. Chaque pôle sera illustré par des événements dans toutes les disciplines.

A Bruxelles, le corps et la musique omniprésents

Thème de la principale exposition, Corps de l’Inde (au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles) permettra de mieux comprendre cette omniprésence du corps dans la culture indienne,  » tour à tour sensuel, intouchable, orné, sacré, outil ou obstacle « .  » Nous sommes allés chercher des chefs-d’oeuvre dans tout le pays, musées, instituts, collections privées, raconte le dynamique curateur Naman Ahuja, professeur à la Jawaharlal Nehru University. L’expo reposera sur une dialectique avec le visiteur : qu’est-ce qui motive l’abstinence et l’ascétisme ? Comment sont vécus les rites de naissance et de mort ? Dans quelle mesure les Indiens croient-ils à la prédestination du corps ?  » Dans le National Museum de New Delhi, Naman Ahuja nous a dévoilé quelques pièces, parmi 250 autres, qui mettront le cap sur Bruxelles : des figures en terracotta de l’époque harrapan (2700-2000 av. J.-C.), une statue de Shiva au torse allongé et dégageant une rare énergie, ou encore une surprenante Nativité (XVIIIe siècle) qui témoigne que, dans l’histoire moghole, la naissance de Marie était davantage célébrée que celle de Jésus.

Si l’Inde a mêlé tant d’histoires pour construire la sienne, cela n’a pas empêché les ruptures. Aussi, le festival a tenu à concilier tradition et modernité même si l’Indian Council for Cultural Relations (ICCR) a tenu davantage à privilégier  » l’Inde éternelle « . De fait, les Indiens sont aujourd’hui dans une phase de déchirement. Les jeunes délaissent les musiques traditionnelles, par exemple le sitar au profit de la guitare, et s’intéressent davantage aux marques à la mode en vente dans de rutilants centres commerciaux.  » Ils sont soit dans l’amnésie culturelle et la rupture avec le passé, soit dans l’hypertraditionnalisme et le refus de la modernité « , confirme Joachim Lacrosse. Ce grand écart se reflète dans la programmation. Pour la danse, ce sera Charishnu mais aussi des productions contemporaines comme Meidhwani/Echoes of the Body (Halles de Schaerbeek). Pour le cinéma (à Flagey), on aura droit autant aux superproductions bollywoodiennes qu’à une rétrospective consacrée au grand maître du 7e art Satyajit Ray et à un cycle consacré à Anurag Kashyap, figure emblématique de la nouvelle vague du cinéma indien. Révélé à Cannes, son film Ugly décrit une société indienne sclérosée dans une Bombay grouillante et polluée. Loin donc des paillettes rosées de Bollywood.

Made in Bollywood

Mais on aurait tort de dédaigner Bollywood (avec le B de Bombay), qui a contribué à faire de l’Inde le premier producteur au monde. Les films bollywoodiens ? Souvent un mélange très kitsch de cascades invraisemblables et d’intrigues amoureuses où tout est lisible au premier coup d’oeil, un peu comme le catch décrit par Roland Barthes. Le méchant aura donc très souvent des lunettes noires. Au second degré, c’est franchement hilarant. Cette production très commerciale (avec moultes remerciements aux sponsors en début de film) n’a guère percé dans nos contrées, et pourtant ses acteurs sont érigés en dieux vivants en Inde. Derrière Bollywood se cachent d’autres cinémas indiens avec leurs spécificités régionales : Kollywood, Tollywood, Mollywood, Sandalwood… De quoi rassasier 1,2 milliard d’habitants-spectateurs !

En musique, de nombreux concerts croisés entre maîtres indiens et musiciens belges permettront de rapprocher les cultures. Joachim Lacrosse, notre prof de philo précité, qui est aussi joueur de sitar (ensemble Sitardust), se produira dans Visions of India (à l’espace Senghor, 6 et 7 décembre), en compagnie de deux danseuses contemporaines belges et de B. C Manjunath, décrit comme le joueur de mridangam (un tambour ancestral de l’Inde du Sud) le plus prometteur de sa génération. Et pour qui voudrait une belle entrée en matière, les Gundecha Brothers donneront un concert de dhrupad (poésie chantée traditionnelle de l’Inde du Nord) dans le cadre d’un programme riche et coloré à la maison des cultures de Molenbeek le 5 octobre, soit au lendemain de l’ouverture du festival.

Enfin, une nuit soufie aux Beaux-Arts (le 26 octobre) envoûtera sûrement les auditeurs. Mais parviendra-t-elle à reconstituer la magie du mausolée Nizamuddin, au coeur d’un  » village urbain  » à l’ouest de Delhi ? C’est là, dans une grande cour carrée congestionnée de pèlerins que nous avons pu assister à une session de musique soufi qawwali. Pour y accéder, il faut se faufiler dans un long boyau où l’on devient comme un fétu de paille pris dans le tourbillon de centaines de dévots qui vont et viennent quand ils ne sont pas assis ou couchés, à mendier ou à se sustenter. Ce ne sera, sans doute, pas tout à fait la même chose à Bruxelles.  » L’Inde est un pays où les cinq sens sont en alerte permanente, conclut Joachim Lacrosse. Quand c’est beau, c’est magnifique, quand c’est moche, c’est parfois horrible. De même, l’Inde est royaume des parfums et des encens, mais quand ça pue dans les rues de Calcutta, ça pue vraiment très fort.  » Reste à espérer que ce florilège des cultures indiennes s’épanouisse chez nous, au coeur de l’hiver, dans un environnement bien plus aseptisé que les quartiers populaires de Delhi.

europalia.india, du 4 octobre au 26 janvier 2014. 350 événements dans toute la Belgique et dans les pays limitrophes. www.europalia.eu.

Par François Janne d’Othée, à New Delhi

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