L’homme qui peut changer le monde

En Amérique, il y aura un avant et un après : la brillante élection du premier président noir marque un tournant, d’autant qu’il a été choisi non pour sa couleur de peau, mais pour sa capacité à donner un nouvel élan à son pays. C’est aussi un événement planétaire : à l’heure où l’hyperpuissance vacille, où la crise frappe toutes les économies, les espoirs sont à la hauteur de l’immense chantier qui attend le successeur de Bush.

Dossier réalisé par Philippe Coste

De notre correspondant

Au soir du 4 novembre, à Chicago, juché sur l’immense scène de son meeting de victoire, Barack Obama, dans la fournaise des projecteurs et le délire de la foule, savourait une offrande du destin que  » seule l’Amérique pouvait rendre possible « . La phrase remonte au début de son ascension nationale, quatre années plus tôt, et pas une de plus, lorsque les délégués de la convention démocrate de Boston avaient entrevu pour la première fois ce fils d’un père kényan, issu de la tribu des bergers luo, et d’une mère du Kansas. Un destin que  » seule l’Amérique pouvait rendre possible « . La formule a pris tout son sens au soir historique de son ample victoire.

Alors que remontait de l’immense quartier black de la ville, le South Side, une rumeur semblable au gospel de toutes les espérances – écho bouleversant de tous les ghettos du monde, mais aussi de quarante ans de progrès des minorités américaines – le vainqueur, sous les regards d’une nation et du monde entier, ne pouvait encore prendre toute la mesure de sa consécration. Le voici devenu le premier président noir de l’histoire des Etats-Unis. Un pays où, quarante ans plus tôt, un nervi raciste abattait le pasteur Martin Luther King à Memphis (Tennessee) et où des policiers ordinaires, accompagnés de leurs chiens hurlants, tourmentaient les manifestants des droits civiques dans l’Alabama. Un pays dont le reste du monde, après huit ans de gouvernement Bush, de guerres, de cynisme, de divisions hargneuses, ne croyait attendre que des mauvaises nouvelles. Dans la lumière aveuglante, après vingt mois de campagne folle, Obama trouvait toujours le talent d’en remontrer aux orateurs mythiques américains. Qui mieux que lui, au c£ur de la crise et des doutes, pouvait chiper à Reagan sa phrase légendaire sur la fierté retrouvée de l’Amérique,  » ville scintillante au flanc de la colline  » amenée à nouveau à inspirer le monde ? Qui d’autre que lui pouvait rappeler le songe de Martin Luther King :  » Un rêve dont les racines plongent au c£ur du rêve américain. Le rêve de ne plus être jugé sur la couleur de sa peau, mais sur le contenu de son caractère  » ?

Le miracle de ce 4 novembre se résume peut-être à cette belle ironie : Barack Obama, premier président noir, a été élu non en raison de sa couleur, mais de son programme et de ses qualités de leader, par une nation soumise à l’une des pires crises économiques de son histoire. Obama a longtemps évité d’en appeler au défunt révérend King, chantre des droits civiques. Par peur d’être réduit à un simple  » candidat noir « , symbole d’une revanche porteuse de culpabilité et de nouveaux ressentiments blancs. Par crainte, aussi, de rompre la promesse de consensus faite à Boston, quatre ans plus tôt, jour pour jour, lors de sa première apparition.

A l’époque, il n’était qu’un élu local inconnu du South Side de Chicago, en quête de son premier mandat de sénateur de l’Illinois à Washington. Mais son discours, d’une rare éloquence, rejetait aux oubliettes les vieilles divisions issues des années 1960. Les 5 000 délégués, aux deux tiers blancs, ont hurlé de joie en l’entendant marteler, sur un ton de prêcheur mâtiné diplômé de Harvard, qu’il n’y avait  » pas d’Amérique rouge républicaine ou bleue démocrate, pas d’Amérique blanche ou black, mais seulement les Etats-Unis d’Amérique « .

Dans le public, les Noirs pleuraient. Ils entendaient King. Le prodige, à la tribune, né en 1961, était trop jeune pour avoir connu les années de plomb du racisme. Il avait été élevé dans le nirvana multiracial de Hawaii, puis trimballé, à 7 ans, vers Djakarta, loin des drames et des déchirements de son pays, par une mère blanche anthropologue remariée avec un homme d’affaires indonésien. Les pigments de sa peau ne lui venaient pas d’un captif arrivé à fond de cale dans le Nouveau Monde, mais d’un brillant étudiant en économie kényan, invité et doté d’une bourse par l’université de Honolulu.

Et pourtant. En l’entendant, pendant ses vingt mois de campagne, assimiler le sort des Noirs aux innombrables injustices américaines,  » rejeter toute politique fondée sur la seule identité raciale, sexuelle ou de victime « , le peuple des minorités s’est, étrangement, reconnu dans ce mantra d’intégration dépassionnée, plus proche de la réalité et des préoccupations de l’immense classe moyenne noire de Los Angeles ou d’Atlanta que les diatribes vengeresses des anciens du Black Power.

De Harvard au ghetto noir de South Side

Lorsque les fins limiers du Parti républicain, et sans doute ceux du camp de Hillary Clinton, sa rivale démocrate, ont diffusé sur Internet les sermons de Jeremiah Wright, pasteur et mentor de Barack Obama depuis son arrivée à Chicago, vouant l’Amérique à la damnation et cautionnant le 11 septembre, le candidat, aussi stoïque et détaché fût-il d’ordinaire, semblait trembler de colère en répudiant publiquement son mentor. Il en allait de son élection. Et sa douleur était d’autant plus vive qu’il jugeait avoir payé son dû et fait son pèlerinage au c£ur de son identité noire.

Métis d’Afrique sans racines, élevé par une mère et des grands-parents blancs, l’enfant vouait une obsession aux emblèmes de sa race, imitant en secret les pas de danse des vedettes black à la télévision, passant ses soirées sur les terrains de basket-ball. Adulte, sa quête intime d’appartenance l’avait conduit à quitter, après ses études à New York, un emploi prometteur dans une firme de Wall Street pour rallier Chicago et un job d’activiste social des ghettos payé une misère. Le quartier noir du South Side était devenu son berceau d’adoption, après son retour de la prestigieuse fac de droit Harvard, lieu de son mariage avec Michelle et de la naissance de ses deux filles. C’est là, aussi, que ses ambitions politiques ont vu le jour.

En octobre 2008, quand John McCain remontait assez dans les sondages pour menacer l’élection de son rival, la campagne républicaine redoublait de spots télévisés consacrés à la carrière d’Obama à Chicago,  » lieu de toutes les corruptions politiques « . Les pubs ne lésinaient pas sur les gros plans de visages d’élus noirs, sans mentionner qu’Obama avait bâti sa carrière sur l’ouverture aux électeurs blancs locaux.

Malgré le va-tout de sa campagne des primaires dans l’Amérique des petites villes de cols bleus, acquises, côté démocrate, à sa rivale, Hillary Clinton, Obama semblait incapable de réduire l’avantage de McCain auprès de l’électorat ouvrier blanc. Mais Wall Street s’est effondré.

On le décrit comme distant et impénétrable. Flegmatique, jusqu’à la désinvolture. Son élégance naturelle trahit, aux yeux des électeurs les plus âgés, et les moins éduqués, des m£urs de gentleman élitiste. Mais il faut le voir, attablé dans une bibliothèque de l’Iowa, écouter les doléances d’une dizaine de petites employées, de chômeuses et de mères de famille nombreuse. Courbé sur ses notes, l’ancien élu local sollicite des informations, revient à la charge, relève la tête pour s’inquiéter, d’une voix chaude et ferme, du budget des écoles et des plans de délocalisation d’entreprises, liant les témoignages personnels, délivrant sa synthèse avant de récolter de nouveaux avis. Bill Clinton était passé maître dans l’art du  » I feel your pain  » (Je ressens votre douleur). Obama ressent les angoisses et fourbit des solutions. Bill était le confesseur en chef des atermoiements d’une nation. Barack veut en être le guérisseur.

 » Soit, il est noir, il porte de beaux costumes et il sort de Harvard. Mais ce type est plus en phase avec la classe moyenne blanche que tous les politiciens que j’ai rencontrés, assure Ed Burney, élu démocrate d’un comté ouvrier proche de Detroit. Oubliez Hawaii et le Kenya. Il a vu sa mère survivre avec des bons d’alimentation pendant ses années de vaches maigres. Il n’ignore rien des tracas qu’ont pu vivre ses grands-parents, qui ont enchaîné mille boulots après avoir quitté le Kansas. « 

Obama, l’ancien activiste social des immeubles pourris d’Altgeld Gardens, à Chicago, n’ignore aucun détail de la pauvreté parfois abjecte qui touche 12 % de la population américaine, mais il peut aussi témoigner d’une autre déchéance plus insidieuse : le déclassement invisible et humiliant de l’Américain moyen. Dans ses deux livres, il évoque l’agonie professionnelle de son grand-père vieillissant, Babs, représentant en meubles, lâché par ses clients, l’un après l’autre. Il décrit les costumes que l’ancien endossait chaque matin comme des remparts de dignité pour des rendez-vous bientôt imaginaires. Quand Barack habitait avec ses grands-parents, à l’époque où sa mère était repartie vivre en Indonésie, seule Madelyn – alias  » Toot « ,  » grand-mère  » en langue hawaiienne – faisait bouillir la marmite, se saignant aux quatre veines pour payer l’école privée du petit. A 86 ans, elle est décédée d’un cancer, le 3 novembre. A la veille du scrutin.

Quelques jours plus tôt, quand la santé déclinante de cette vieille dame laissait craindre le pire, Obama a suspendu sa campagne pendant deux jours, en pleine contre-offensive de McCain, pour rejoindre son chevet dans son trois-pièces de Honolulu. Nul ne sait qui réconfortait le plus l’autre. Toot, née au tréfonds du Kansas rural en 1922, ouvrière des usines d’armement de Wichita pendant la Seconde Guerre mondiale, petite employée promue cadre d’une banque de Honolulu, lui offrait un havre d’affection tranquille pendant son enfance chaotique, autant qu’une vue imprenable sur la conscience de l’Amérique normale. Elle lui avouait qu’elle changeait parfois de trottoir en serrant son sac quand des hommes noirs approchaient dans la rue, mais elle restait son inspiration par ses valeurs :  » Autonomie et fiabilité, amour de son pays, travail acharné, respect de son prochain « , résume-t-il.

Est-ce l’héritage de Toot ? Ce digne fils du Midwest est favorable à la peine de mort, pour les crimes les plus graves, dont les viols d’enfant. Son attrait pour la religion ne date que de son arrivée à Chicago, au début des années 1990, et de ses premières rencontres avec le pasteur Wright à la Trinity Church, mais il est jugé suffisamment sincère et profond pour que cela lui vaille l’approbation de près de 30 % de l’électorat évangélique.

Hostile seulement aux  » guerres idiotes « 

Son patriotisme est mis en question ? John McCain a pu forger le sien au fond d’une geôle vietnamienne, en fulminant sur le défaitisme de son pays. Obama, lui, déclarait dès 2002, à propos de l’Irak, qu’il n’était hostile qu' » aux guerres idiotes « , avant de s’inquiéter de l’aberrante négligence du gouvernement Bush pour le front d’Afghanistan et le retour des taliban. Mais sa vision du monde, et de la puissance américaine, ne peut être plus différente de celle de son rival républicain. Après son investiture, le 20 janvier prochain, il sera le premier président américain dans les veines duquel coule un sang venu du tiers-monde. Enfant, pendant les deux années passées à Djakarta, sa vision d’une société miséreuse, atrocement inégalitaire et corrompue, régie, avec le soutien des Etats-Unis, par la dictature sanglante de Suharto, a marqué à jamais son opinion sur les agissements de la première puissance mondiale.

Son penchant humanitaire, son goût du dialogue et son attrait pour les organisations internationales tranchent, certes, avec l’unilatéralisme du premier mandat de George W. Bush. Mais tout cela durera-t-il ? Son futur vice-président, Joe Biden, jamais à l’abri d’une gaffe, a cru bon d’assurer, pendant la campagne, que le nouvel occupant de la Maison-Blanche serait vite mis à l’épreuve par une atteinte à la sécurité des Etats-Unis. Barack Obama, comme un John F. Kennedy confronté à la crise des missiles cubains en 1962, devra prouver par sa réponse qu’il augure une nouvelle ère américaine. Et se souvenir qu’il est, aussi, un citoyen du monde.

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