L’hébreu, in cha’ Allah !

Chaque année, plus de 2 000 étudiants apprennent l’hébreu et plusieurs centaines de salariés travaillent dans cette langue. Etonnant, dans un pays qui refuse toujours la  » normalisation  » avec Israël, perçu comme un ennemi.

DE NOTRE CORRESPONDANT

Shalom, Microsoft à votre service.  » Pour enregistrer leur copie du logiciel Windows, Yossi à Tel-Aviv, David à Jérusalem ou Yitzhak dans une colonie en Cisjordanie ont le même réflexe : appeler le centre d’activation en hébreu de Microsoft. Et la même surprise quand, à l’autre bout du fil, Rania, Chaïmaa ou Ahmed les aident dans leur démarche. Tous sont égyptiens, employés de la société Xceed, leader sur le marché des centres d’appels en Egypte et sous-traitant du géant informatique américain au Proche-Orient.

Près de 2 000 employés se croisent chaque jour dans ce bâtiment en verre bleu planté au c£ur du Smart Village, vitrine futuriste des entreprises de haute technologie, créé il y a une dizaine d’années dans la banlieue du Caire. Sur le plateau en open space, des dizaines de jeunes en tenue décontractée s’agitent, casque-micro vissé sur la tête. La plupart parlent anglais, français ou espagnol. Mais avec ses salaires cinq fois supérieurs à la moyenne égyptienne, Xceed est aussi un débouché attractif pour les hébraïsants :  » Je suis restée au chômage pendant deux ans après mon diplôme de langues, avant de trouver un job ici, raconte Rania Mohamed, 26 ans. C’est dommage qu’il y ait si peu d’opportunités de travailler en hébreu dans le secteur privé.  »

Outre le département spécialisé d’Xceed, qui ne compte qu’une dizaine d’employés, seuls les ministères des Affaires étrangères et de l’Information ainsi que la radiotélévision publique et les services de renseignement emploient quelques centaines de traducteurs. Chaque année, pourtant, plus de 2 000 Egyptiens apprennent l’hébreu à l’université.  » Mais la majorité d’entre eux n’ont aucune intention de le pratiquer par la suite, précise Mounir Mahmoud, professeur et animateur d’une émission en hébreu sur la chaîne satellitaire Nile TV. Pour eux, c’est une langue comme une autre, comme le persan ou le turc. « 

Un bilinguisme pas facile à assumer

Rania Mohamed elle-même reconnaît l’avoir choisi  » par défaut  » : ses notes au bac ne lui permettaient pas de s’inscrire en italien ou en espagnol. A présent, la jeune femme voilée ne s’imagine pas travailler dans une autre langue.  » Quand les clients insistent pour savoir où je suis, ils ont du mal à croire que j’ai appris l’hébreu en Egypte « , s’amuse-t-elle. Comme l’immense majorité de ses compatriotes, Rania n’est jamais allée en Israël.  » Par peur pour ma sécurité, précise-t-elle. Les Israéliens, je leur parle tous les jours et j’ai été en cours avec des étudiants de l’université Ben Gourion. Ce n’est pas un problème « , explique-t-elle en rangeant soigneusement un Coran dans le tiroir de son bureau.

Ce contact avec les Israéliens n’est pas toujours facile à assumer.  » Mes collègues et mes amis m’en font souvent le reproche « , témoigne Ahmed Mossaad, 27 ans, fils d’un ancien officier vétéran des guerres israélo-arabes.  » Certains me demandent comment je peux parler à des gens qui ont essayé de tuer mon père et m’accusent parfois de normalisation déguisée « , raconte le jeune homme, employé depuis quatre ans chez Xceed.  » Je leur réponds que l’Egypte vient de conclure plusieurs accords économiques avec Israël et que l’hébreu est une langue d’avenir. S’ils sont religieux, c’est plus simple : je leur rappelle que le Prophète a dit qu’il faut connaître la langue de son ennemi. En général ça suffit à les faire taire ! « 

Connaître son ennemi, livrer une  » guerre psychologique  » à Israël, c’était la mission confiée par Nasser aux professeurs palestiniens qui, les premiers, ont enseigné l’hébreu en Egypte dans les années 1960. Après la signature du traité de paix de Camp David, en 1979, l’enseignement s’est développé dans les universités. Elles sont huit aujourd’hui au Caire, à Alexandrie ou à Minieh.  » A l’époque, les médias en parlaient sans gêne, car il y avait beaucoup de débouchés pour les hébraïsants, notamment dans le tourisme et l’agriculture « , se souvient Mounir Mahmoud, qui s’est rendu des dizaines de fois en Israël en tant que guide touristique. Mais, avec le début de l’Intifada, à la fin des années 1980, le fossé n’a cessé de se creuser entre les deux peuples.

 » Certains Israéliens sont très agressifs quand ils découvrent qu’ils parlent à des Egyptiens, explique Ahmed Mossaad. Je suis autorisé à raccrocher s’ils vont trop loin, mais je mets un point d’honneur à leur montrer que je fais bien mon travail.  » Et d’exhiber sa grande fierté : l’e-mail d’un client  » difficile  » invitant le service clientèle de Microsoft, basé en Israël, à être  » aussi efficace et serviable  » que le centre du Caire. Afin de ne pas risquer d’effrayer ses interlocuteurs, Ahmed se fait appeler Adam depuis qu’il a découvert que son prénom était utilisé en Israël comme sobriquet pour désigner un poseur de bombesà  » Les centres d’appels permettent d’établir un point de contact entre des gens qui ont finalement beaucoup de choses en commun « , sourit Adel Danish, PDG d’Xceed.

Mais le dialogue entre les deux peuples reste exceptionnel, en dehors des milieux diplomatiques et économiques. La  » normalisation  » des relations culturelles avec Israël est en effet un tabou absolu en Egypte. A de rares exceptions près, artistes et intellectuels israéliens n’y ont pas droit de cité, même ceux qui plaident en faveur des droits des Palestiniens. Seul le concert du maestro Daniel Barenboïm, organisé en avril dernier à l’Opéra du Caire, a rencontré un peu d’écho, en pleine campagne du ministre de la Culture Farouk Hosni pour la direction de l’Unescoà De la même manière, il suffit qu’un Egyptien se rende en Israël ou s’affiche au côté d’un Israélien pour être aussitôt placé au ban de la société. L’enseignement de l’hébreu est une victime collatérale de cette omerta.  » On est passé du rêve, il y a trente ans, à une simple curiosité aujourd’hui « , résume Mounir Mahmoud.

 » Nos professeurs nous interdisent même de visiter le Centre académique israélien « , qui héberge la plus riche bibliothèque hébraïque du Caire, précise Hazem, qui étudie depuis quatre ans l’hébreu à l’université de la capitale. Fatma (1), elle, se souvient du jour où elle a voulu s’essayer à l’hébreu après l’obtention de son diplôme universitaire. Malgré les réticences de sa famille, elle s’est inscrite dans un institut d’apprentissage des langues, dans la banlieue du Caire. Elle y a gagné un tête-à-tête oppressant avec un officier militaire qui lui a expliqué qu’il y aurait toujours des  » soupçons  » à son égard. Avant de lui ordonner de renoncer à son projet  » pour ne pas avoir de soucis « à

 » La plupart de ceux qui critiquent Israël ne savent rien de ce pays et de sa société « , s’agace Emad Gad, rédacteur en chef de Israeli Digest, une publication du Centre d’études politiques et stratégiques du journal Al-Ahram, qui traduit chaque mois en arabe des extraits de la presse israélienne. Pour le chercheur, c’est peut-être une question de génération :  » Toutes les familles égyptiennes ou presque ont perdu l’un des leurs pendant les guerres israélo-arabes, rappelle-t-il. Les anciens entretiennent ce souvenir. Mais pour les jeunes, qui n’ont connu que la paix, l’Iran est aujourd’hui davantage une menace pour l’Egypte qu’Israël.  »

(1) Le prénom a été modifié à sa demande.

TANGI SALAÜN

Ahmed se fait appeler adam afin de ne pas effrayer ses clients

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