L’Europe et le crime

On a toutes les raisons du monde, nous dit-on, d’être satisfaits du sommet européen de Bruxelles et, dans la foulée, de la présidence belge. Je me garderai bien d’avoir un autre avis car, en réalité, je ne sais pas ce qu’il faut en penser. J’aurais plutôt l’impression qu’on a évité un certain nombre de choses mais que, positivement, il n’y a que des intentions. Dans le domaine qui m’occupe, celui de la justice, à part un Eurojust un peu nébuleux, je ne vois que la promesse, car c’est toujours une promesse tant que l’Italie de M. Berlusconi ne l’aura pas entérinée, du mandat d’arrêt européen. Lui aussi vient dans la foulée d’un événement qui nous est tombé dessus, à savoir celui du terrorisme dont l’attentat contre les tours du World Trade Center de New-York fut le point d’orgue. Il est clairement apparu que nos sociétés étaient menacées, où qu’elles soient, qu’il n’y avait plus de sanctuaires nulle part et que, si on ne réagissait pas vite et fort, il n’y aurait plus de sécurité, quels que soient les régimes et les politiques. Le mandat d’arrêt européen n’est à cet égard qu’une modalité du mandat d’arrêt universel et, partant, d’une justice universelle dont les Etats-Unis seraient les promoteurs.

Il ne me semble pas douteux que nous devons nous mobiliser contre le terrorisme, contre tous les terrorismes – ce qui, déjà, n’est peut-être pas l’opinion générale. Sous un autre angle, une justice universelle, dont Oussama ben Laden paraît être l’objet par excellence, me semblerait une chose heureuse, comme le sera, quand elle existera, la Cour pénale internationale de Rome ou comme le sont les tribunaux d’Arusha et de La Haye. Ce sont là de vastes ambitions auxquelles, en dépit des difficultés qu’impliquent leur mise en place, nous devons, je crois, nous rallier.

Très bien, mais comment se fait-il que la criminalité organisée, sans nulle connotation politique, la criminalité ordinaire portant sur le trafic de drogues, le trafic d’êtres humains, ne paraisse pas mobiliser du tout ? Il reste aussi difficile, à la limite de l’impossible, de lutter contre cette criminalité organisée, après qu’avant le sommet de Bruxelles. Il est remarquable à cet égard que les résolutions du Parlement européen ne sont que très exceptionnellement votées par les Parlements nationaux et que nous sommes toujours cruellement démunis contre les mafias de tous ordres. Les juges d’instruction de tous les pays d’Europe s’échinent en vain à poursuivre des bandits autrement redoutables que la plupart des accusés de cour d’assises, empêchés qu’ils sont par les frontières et par des procédures interminables. Tandis que, pour les criminels, les choses vont à la vitesse des transmissions électroniques, ce qui signifie que les trafiquants de drogues, notamment, ont la partie belle.

Le combat néanmoins n’est pas, ou ne devrait pas être désespéré. On sait très exactement ce qu’il faudrait faire pour coincer ces trafiquants, quels accords il faudrait passer entre les pays: il faudrait notamment un véritable espace judiciaire européen. Nous en sommes loin, peut-être parce que la justice demeure, au XXIe siècle, aussi symbolique d’un Etat qu’elle l’était quand les rois de France ou d’Angleterre étaient sources de toute justice et que la justice était en quelque sorte la définition même des ces pays. Le droit ne tombe jamais du ciel; il est au contraire le fruit de lentes maturations qu’on appelle civilisations. Aujourd’hui comme hier, le justiciable belge ou français qui est jugé en Angleterre a sincèrement le sentiment d’avoir affaire à des fous et, réciproquement, le citoyen anglais qui d’aventure est jugé à Bruxelles, comme le furent par exemple les émeutiers d’un match de football au Heysel, se persuadent qu’ils sont renvoyés devant des sauvages ! Tout choque, tout déconcerte ces justiciables et on pourrait multiplier les exemples, comme le procédé de « guilty or not guilty  » qui amène le cas échéant un juge anglais à condamner en un quart d’heure à la peine maximale, tandis que, chez nous, le procès ne ferait que commencer. Je ne choisis pas un système contre un autre, notez-le bien, ce serait la dernière des absurdités. Simplement, les Anglais ont une autre civilisation que la nôtre. Cela n’empêche pourtant pas qu’il y ait une Cour européenne des droits de l’homme où siège un juge britannique avec des juges continentaux et il est infiniment probable que cette confrontation entre des droits si différents est heureuse, mais le chemin est long et ce n’est pas demain que nous aurons un droit commun européen.

Le sommet européen de Laeken, s’il fut un succès, ce que franchement j’ignore, a en tout cas mis en évidence que la construction européenne avait été plus économique que politique. On s’est abstenu de parler de la justice, sauf pour dire qu’il conviendrait d’y penser. Il y a là un vide dont la criminalité organisée, celle qui est de nature à nous faire le plus directement peur dans notre vie quotidienne, profite avec gourmandise.

Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des procès.

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