L’Europe des frileux

Comme prévu, Lionel Jospin a déçu ceux qui espéraient de lui un engagement ferme en faveur d’une Europe plus intégrée. Tournant le dos à l’Allemagne, avocate d’une construction vraiment fédérale, le Premier ministre français s’est prononcé, lundi 28 mai, en faveur d’une « fédération d’Etats-nations ». L’ambiguïté de ce concept saute aux yeux, tant les termes en sont antinomiques. L’usage du mot « fédération » laisse entendre qu’il existe chez lui une volonté d’union accrue. Mais il est aussitôt tempéré par la référence aux « Etat-nations », montrant clairement qu’aux yeux de la France d’aujourd’hui il n’est pas question d’envisager les transferts de compétences et les abandons de souveraineté que postulerait la construction progressive des Etats-Unis d’Europe. Relevons également le caractère anachronique du concept. L' »Etat-nation », emprunt direct à la pensée politique du XIXe siècle, rappelle la notion désuète des « puissances », dans laquelle seuls peuvent – pouvaient – se reconnaître les plus grands pays d’Europe. Et encore: est-il certain que les Catalans, les Ecossais ou même les Corses se reconnaissent encore dans les Etats-nations respectifs auxquels ils sont censés se référer? La question est plus lancinante encore pour la Belgique. Notre pays dispose certes d’un Etat, mais on prétendra difficilement que ses deux grandes communautés constituent une nation, c’est-à-dire un « groupe humain qui se caractérise par la conscience de son unité (historique, sociale, culturelle) et la volonté de vivre en commun » (Petit Robert). Etat-nation: la référence passéiste de Jospin tranche singulièrement avec le rôle d’accueil que d’aucuns espèrent voir jouer par l’Europe, alors que les aspirations autonomistes imposent à la Belgique des réformes institutionnelles qui la vident peu à peu de sa substance (lire notre dossier de couverture). Enfin, le credo national du Premier ministre français intervient au moment précis où sept régions européennes (Flandre, Wallonie, Bavière, Catalogne, Ecosse, Rhénanie du Nord-Westphalie et Salzbourg) signent une déclaration commune demandant que les régions jouent à l’avenir un rôle politique plus important au sein de l’Union.

Tempérons cependant le propos. Certes, l’Europe n’est pas un puzzle d’entités régionales. Ses unités de base seront encore longtemps les Etats. Et le discours de Jospin inclut quelques propositions juridiques, techniques ou symboliques susceptibles d’améliorer quelque peu le fonctionnement de l’Union et la perception qu’en ont ses citoyens. Il en va ainsi de l’instauration d’une Constitution, d’un traité social, d’une police des frontières et même d’un parquet européens.

Mais ces avancées cosmétiques sont loin de répondre aux défis qui attendent l’Union dans la perspective de son élargissement prochain à 27, voire 30 Etats membres, alors que la mécanique communautaire a été conçue, il y a plus de quarante ans, pour les six pays fondateurs. Pour « digérer » cet élargissement sans s’exposer au risque de paralysie et de dilution, l’Europe doit adopter sans retard de nouveaux mécanismes de décision, qui lui permettent de maintenir ou de restaurer son efficacité. Sauf à supposer qu’elle se résigne à faire sienne la conception britannique et scandinave de l’Union, la réduisant à une simple zone de libre-échange dépourvue d’existence politique propre.

C’est précisément pour conjurer ce risque que le chancelier allemand Gerhard Schröder a proposé, fin avril, une série de réformes d’inspiration nettement fédéraliste, allant dans le sens d’un renforcement du Parlement et du pouvoir exécutif, ce dernier devenant un véritable gouvernement européen. Sans doute les propositions de Berlin pouvaient-elles être ressenties comme trop « allemandes » à certains égards. Paris, par exemple, supportait mal que Schröder prétende renationaliser la politique agricole commune (PAC), dont la France est grandement bénéficiaire. Mais les propositions allemandes étaient évidemment négociables et constituaient, à tout le moins, le signal très fort de ce qu’il existait, sur le continent, une volonté claire et déterminée de s’engager plus loin et plus vite dans la construction européenne.

Au lieu de saisir cette perche en rencontrant, même partiellement, le dynamisme affiché par l’Allemagne, Lionel Jospin s’est satisfait d’un pragmatisme laborieux et sans vision. En affirmant qu’il veut faire l’Europe « sans défaire la France », il prononce surtout des paroles à usage interne. Le Premier ministre français, qui devrait affronter Jacques Chirac à l’élection présidentielle de l’année prochaine, sait en effet que le corps électoral, à gauche comme à droite, demeure partagé entre les partisans d’un approfondissement de l’Union et les inconditionnels de la souveraineté nationale. Il a donc préféré, comme l’avait fait le président avant lui, conserver un profil bas dans le domaine européen. Ce faisant, il tourne le dos à plusieurs décennies de volontarisme européen affiché par les socialistes français, de Pierre Mendès France à Jacques Delors en passant par François Mitterrand. Pire: il rate l’occasion de relancer, en faveur de la construction européenne, l’indispensable moteur franco-allemand qui est à la base de toutes ses avancées décisives. Moins grave: en marinant frileusement dans l’eau tiède, Lionel Jospin a peut-être manqué sa chance d’entrer dans l’histoire.

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