L'expo du CBBD met en évidence la diversité de la BD coréenne, des premiers dessins de presse aux webtoons en passant par les personnages cultes. © Verytoon

L’étrange destin du webtoon coréen

Alors que les mangas sont redevenus les rois, la bande dessinée coréenne envahit, elle aussi, le monde et les téléphones portables grâce aux webtoons, leur version numérique. Mais en Europe, c’est leur adaptation en album papier qui pourrait bien tout révolutionner.

La variété connaissait la K-Pop, la BD doit désormais compter avec les K-Comics! K comme Corée (du Sud, évidemment), dont la culture populaire profite aujourd’hui au maximum du tournant numérique qu’a pris, le premier, le pays avec le siècle: la Corée, pays le plus digitalisé et dématérialisé du monde, est désormais aussi le plus tendance. Tendance en série ( Squid Game, sur Netflix, lire en page 8), au cinéma ( Parasite, Palme d’or 2019), en musique (les groupes de K-Pop ont remplacé les girls et boys bands des années 1990), sur les réseaux sociaux (les influenceurs coréens pullulent sur TikTok) et, donc, en bande dessinée où le « webtoon » – version digitale du « manhwa », qui est à la Corée du Sud ce que le manga est au Japon – a réussi à s’imposer très vite comme un incontournable de la bande dessinée numérique, consommée sur smartphone, grâce à une lecture case par case et que l’on « scrolle » de haut en bas.

Le modèle économique du webtoon se base sur le principe d’une application, d’une offre « premium » gratuite et, surtout, d’une déferlante de productions.

Si en Corée, le webtoon et le numérique ont désormais détrôné le manhwa et le papier dans la consommation de bande dessinée, dans la vieille Europe, en France et en Belgique surtout, c’est presque tout le contraire: alors que les grands acteurs du secteur se sont lancés dans le webtoon, jusqu’ici sans grand succès, les adaptations papier desdits webtoons sont en train de cartonner! Et ce, alors que le manga lui-même est redevenu le leader des ventes, avec des progressions parfois phénoménales (lire l’encadré page 86). Ces nouvelles vagues asiatiques pourraient bien rebattre les cartes d’un monde de l’édition bousculé dans ses vieilles habitudes.

L'étrange destin du webtoon coréen
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Un envol à voir à Bruxelles

Ce véritable « envol de la BD coréenne » s’est incarné à Bruxelles dans une série d’événements et d’expositions: la Corée du Sud fut ainsi l’invitée d’honneur de la récente Fête de la BD bruxelloise, et se retrouve au coeur de deux expositions. L’une au musée BELvue, jusqu’au 24 octobre ( Speak through comics), qui propose un regard croisé entre BD belge et coréenne, mais aussi et surtout la dernière grande exposition en date du Centre belge de la bande dessinée (CBBD), justement consacrée aux manhwas et aux webtoons et visible jusqu’en janvier 2022 (1).

Coorganisée avec le musée du Manhwa de Séoul, elle retrace, à travers des centaines de reproductions et quelques biographies d’auteurs, cent ans d’une évolution fulgurante au cours de laquelle l’histoire, avec un grand « H », a façonné celle du medium devenu, au fil des décennies, à la fois extrêmement populaire (notamment grâce aux « manhwabags », des modules entre librairie et bibliothèque quasi gratuits) mais aussi l’un des rares espaces où les auteurs coréens pouvaient s’exprimer presque librement (la Corée fut longtemps sous domination et censure japonaise), même sur les thèmes apparemment les plus futiles. Un foisonnement et une liberté de ton à leur tour très influencés par l’explosion du manga dès les années 1990, pour rejoindre aujourd’hui cette galaxie de productions asiatiques qui ont la faveur d’un jeune public friand du « made in Asia », et désormais aussi nourri, pour ne pas dire gavé, de milliers d’heures d’animes que l’on trouve, entre autres, sur Netflix.

Le webtoon trône ainsi au sommet de toutes ces confluences et est devenu la norme ergonomique, mais aussi largement thématique, de la bande dessinée en ligne, tout en proposant un modèle économique enfin rentable basé sur le principe d’une application, d’une offre « premium » gratuite et, surtout, d’une déferlante de productions.

Sommet des ventes

L’exposition du CBBD, si elle décrypte et met en avant quelques tendances et artistes du webtoon, en proposait évidemment à la lecture sur des tablettes mises à la disposition du public. Mais la Covid est, hélas, passée par là, anéantissant toute idée de manipulation. La cocommissaire de l’exposition, Mélanie Andrieu, a alors opté pour quelques adaptations en animes, visibles sur écran mais pas « scrollables », anticipant sans le savoir la nouvelle tendance du webtoon en Europe: la consommation… sur papier! On le sait, le Vieux Continent reste réfractaire au numérique, que l’on soit lecteur ou producteur, et les chiffres d’affaires réalisés, même s’ils sont en augmentation, restent très marginaux. Par contre, tout le monde s’y met: après la plateforme Delitoon, leader indépendant de ce petit marché, qui s’est lancée avant tout le monde en 2011, Dupuis a créé sa « Webtoon Factory » et Delcourt sa plateforme « Verytoon », avec un mélange de productions propres, d’imports et, parfois, d’adaptations de ces webtoons en bande dessinée. Delcourt a ainsi fondé en même temps que sa plateforme, début janvier 2021, le label KBooks, voué aux adaptations de webtoons. Et les résultats de cette drôle d’idée – passer du numérique au papier, tout le contraire de la norme – sont inespérés: la série de fantasy coréenne Solo Leveling truste ainsi le sommet des ventes de livres, tous genres, même littéraire, confondus! La sortie du tome 4 est déjà prévue le 10 novembre et devrait pouvoir compter sur un premier tirage d’au moins 150 000 exemplaires!

Les résultats de cette drôle d’idée – passer du numérique au papier, tout le contraire de la norme – sont inespérés.

D’autres adaptations, façonnées à la chaîne et en studio, cartonnent, encore une fois auprès d’un jeune public qui ne s’intéressait plus à la bande dessinée. On citera, par exemple, Killing Stalking (18 000 exemplaires à la nouveauté chez l’éditeur Taifu), un thriller très sombre qui met en scène un jeune homme homosexuel épris d’un serial killer. Des thèmes, des genres et des manières de raconter qui prennent de court la plupart des éditeurs franco-belges. Lesquels voient en effet une pelletée de petits éditeurs indépendants (Ototo, Ki-oon, Todag, ReLIFE…) s’engouffrer dans ce nouveau créneau éditorial – l’adaptation en album papier d’animes ou de webcomics – et qui promettent une multiplication des sorties dans les semaines et mois à venir. Véhiculant, de fait, de nouvelles manières de raconter d’autres histoires, loin des canons des éditeurs d’ici qui voient, derrière des chiffres de vente globaux a priori florissants, leur public vieillir, se « gentrifier » et se détacher de cette culture coréenne multisupport, protéiforme, non genrée et désormais mondiale.

Killing Stalking met en scène un jeune homosexuel épris d'un serial killer.
Killing Stalking met en scène un jeune homosexuel épris d’un serial killer.

(1) L’envol de la BD coréenne, au CBBD, à Bruxelles, jusqu’au 9 janvier 2022.

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Mangamania

Dans un mouvement convergent, qui trouve des explications tant conjoncturelles que structurelles, c’est toute la bande dessinée asiatique, japonaise en tête, qui est en train de vivre un deuxième âge d’or en Europe, après sa percée et sa flambée dans les années 1990. Le manga avait depuis trouvé une vitesse de croisière tournant autour des 30% du marché de la BD (et 5% du marché du livre). Il représente désormais, en 2021, plus d’une bande dessinée sur deux vendue en ligne ou en librairie, avec une accélération qui tient du phénomène: selon les derniers chiffres GfK, « 29 millions de mangas ont été vendus en France de janvier à fin août 2021, soit plus de deux fois les volumes enregistrés en 2020 ou en 2019 »! Une explosion qui s’explique en grande partie, en France, par le Pass Culture qui a été distribué et l’est encore en masse pour contrer, dans les librairies, la conséquence de la Covid et des confinements successifs: des « chèques-livres » jusqu’à 300 euros réservés aux jeunes de 18 ans exactement et qui se sont rués en masse, et presque exclusivement, sur les mangas, y trouvant l’occasion de s’offrir des collections complètes de dizaines de titres sans rien devoir débourser. Un engouement qui s’explique par la sortie de nombreux blockbusters chez la plupart des éditeurs (une fenêtre de tir qui ne se représentera pas souvent) et un engouement général et très générationnel pour la culture asiatique, coréenne et japonaise en particulier. La « génération Netflix » a ainsi vu des milliers d’heures d’animes, des centaines de saisons et des dizaines de séries de « japanimation » débouler sur ses petits écrans, relançant l’intérêt pour des franchises telles Naruto (220 épisodes) ou Bleach (16 saisons) et des épiphénomènes comme Yasuke, Shaman King ou Psycho-Pass. Des titres qui se déclinent en animes, en mangas, en webtoons, en goodies et sur les réseaux sociaux, nourrissant un cercle vertueux de culture populaire. La BD de papa et les romans graphiques ont du souci à se faire.

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True Beauty, un des manhwas en ligne les plus populaires du moment.
True Beauty, un des manhwas en ligne les plus populaires du moment.© dr
Netflix a relancé l'intérêt pour Naruto, Bleach ou encore Yasuke.
Netflix a relancé l’intérêt pour Naruto, Bleach ou encore Yasuke.

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