L’étrange business de Babu Abraham

Babu Abraham est un homme comblé. Depuis un an et demi, cet ancien professeur universitaire place des infirmiers indiens aux quatre coins de la Wallonie avec un rare succès. Son mystérieux business pallie une pénurie chronique et suscite la convoitise.

Quand Babu Abraham parle de  » ses  » jeunes, introduits en Belgique depuis le fin fond de l’Inde natale, son sourire permanent s’élargit. Costume beige foncé, lunettes de soleil posées devant son smartphone et un verre de vin blanc, l’homme d’affaires a désormais pris le pas sur le docteur en gestion et en psychologie. En l’espace de trois ans, ce personnage avenant s’est imposé comme un intermédiaire de référence dans une filière en pleine expansion : la formation et le recrutement d’infirmiers indiens pour les maisons de repos et de soins. Confrontée à une pénurie chronique de candidats depuis le début des années 2000, la Belgique francophone est devenue l’un de ses  » marchés  » de prédilection. En un an et demi, Babu Abraham a déjà placé 76 infirmiers en Wallonie, et deux à Bruxelles.

Au départ, rien ne le prédestinait à investir ce secteur. Après avoir grandi en Inde, il s’est envolé vers la France avec son épouse en 1997. C’est là qu’il a bâti sa carrière en tant que professeur en management, principalement dans les universités de Reims, de Lille et à l’ISC Paris Business School. Un jour, en 2010, ce père de famille décide pourtant de changer radicalement de cap, convaincu que ses enfants doivent expérimenter la culture indienne afin de choisir leur voie future.  » Mais qu’allions-nous faire en Inde après avoir appris cette langue si difficile qu’est le Français ? Finalement, nous avons décidé de trouver une profession qui allait aider les gens en Inde à partir en Occident.  »

L’institut du rêve occidental

Grâce à des investissements personnels accumulés durant dix-sept ans, Babu Abraham acquiert une parcelle de terrain à Anakkara, dans l’Etat du Kerala au sud-ouest de l’Inde, et fonde l’Institute of Professional Development (IPD) en mai 2011. Pour les jeunes Indiens détenteurs d’un diplôme en infirmerie, cet établissement est avant tout une chance inespérée de vivre le  » rêve  » occidental. En Inde, le salaire d’un infirmier est de l’ordre de 200 à 300 euros par mois. En Belgique, les barèmes en vigueur leur garantissent un revenu de minimum 1 600 euros net.  » C’est une opportunité que l’on ne pouvait pas refuser, confient cinq infirmiers placés par Babu Abraham dans des résidences wallonnes. Pour nous, il n’est plus question de retourner vivre en Inde. Notre avenir est ici, en Belgique.  »

La formation dispensée à l’IPD s’étale sur huit mois et coûte 2 000 euros. A raison de quatre promotions par an, l’institut peut offrir le précieux sésame à une soixantaine d’élèves.  » Cette formation consiste à inculquer la manière avec laquelle les pays occidentaux, comme la Belgique, s’occupent des personnes âgées dans les maisons de repos « , précise Babu Abraham. Le programme est agrémenté d’une formation de quatre à huit mois en français, en fonction du niveau des élèves.

En Belgique, la pénurie de main-d’oeuvre en soins infirmiers, couplée à la hausse du quota en personnel au sein des maisons de repos, a ouvert une véritable filière exploitée par des acteurs parfois peu scrupuleux. Depuis le début des années 2000, certaines sociétés spécialisées exigent entre 10 000 et 20 000 euros pour organiser l’arrivée et le placement d’un infirmier étranger dans un établissement.  » Vu les contraintes imposées par la réforme des quotas, nous devions souvent accepter ces conditions en désespoir de cause « , confirme Colette Starck, directrice de la Résidence des Arcades, à Malmedy. Mais l’arrivée de Babu Abraham a redistribué les cartes dans ce business qui a trop souvent flirté avec le dumping social. Pour sa mission de pourvoyeur d’infirmiers, il demande 2 500 euros par travailleur aux établissements concernés. Documents officiels, transfert de l’Inde vers la Belgique, recherche d’un logement… Tout est pris en charge.

Parmi les démarches réalisées par Babu Abraham, la plus grande surprise émane sans nul doute de l’équivalence des diplômes que doit accorder l’une des trois Communautés du pays aux infirmiers étrangers. Au départ, il s’était naturellement tourné vers la Communauté française pour obtenir l’équivalence souhaitée.  » Mais après huit mois et 23 jours d’attente, je n’avais toujours reçu aucune réponse de sa part.  » Exaspéré par la lenteur de l’appareil administratif, il négocie désormais cette étape cruciale avec la Communauté flamande… Où il n’a pourtant placé aucun infirmier jusqu’à présent.  » J’envisage de le faire dès que je serai en mesure d’apprendre le néerlandais à mes élèves « , promet-il.

En février dernier, la chaîne de télévision locale MaTélé s’était penchée sur le travail de six infirmiers indiens placés par Babu Abraham dans un institut médico-social de Ciney, suite à des échos négatifs quant à leur maîtrise du français. Un audit ultérieur de l’Agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées (AWIPH) avait toutefois estimé que leur intégration était satisfaisante. Dans les cinq résidences contactées par Le Vif/L’Express, la satisfaction prédomine largement malgré la période d’adaptation nécessaire.  » Les infirmiers indiens que l’on a recrutés via M. Abraham apprennent à une vitesse fulgurante « , souligne Laurence Williame, directrice de la Résidence Caraman, à Boussu. Si leur maîtrise du français est loin d’être optimale, les cinq infirmiers que nous avons pu rencontrer affichent néanmoins leur bonne volonté et parviennent à se faire comprendre.

Une solution à court terme ?

Les fédérations infirmières ont malgré tout un avis nuancé sur ces pratiques.  » Cette solution peut être positive pour pallier à court terme une pénurie de main-d’oeuvre, analyse Paul Sonkes, directeur de l’Association belge des praticiens de l’art infirmier (ACN). Mais cela revient à contourner le manque d’adéquation entre la politique de formation de nos infirmiers et l’attractivité du marché de l’emploi. Car les conditions de travail sont loin d’être bonnes.  »

De son côté, Babu Abraham affirme être très fier du modèle qu’il a développé. Documents officiels et fiches de salaire à l’appui, il tient à prouver que ses infirmiers évoluent dans de bonnes conditions.  » Tout est fait dans les règles. Quand un pays nous offre une opportunité, il est logique de lui apporter quelque chose en retour. C’est ce que je tente d’inculquer à mes jeunes.  »

Depuis quelques mois, l’Institute of Professional Development du  » docteur  » Abraham n’a plus besoin d’organiser des journées portes ouvertes. Les candidats infirmiers y affluent désormais par centaines, mais seuls les meilleurs éléments pourront peut-être prétendre à s’envoler vers la Belgique ou vers les pays anglo-saxons.

Babu Abraham ne compte toutefois pas s’arrêter en si bon chemin. Bientôt, il organisera le recrutement des premiers informaticiens indiens formés pour l’étranger dans son institut. Son florissant business n’est qu’un début.

Par Christophe Leroy

Bientôt, Babu Abraham organisera le recrutement des premiers informaticiens indiens formés pour l’étranger dans son institut d’Anakkara

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