L’éternel premier

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’écrivain Erik Orsenna.

 » Pardonnez-moi, Monsieur, je vous connais mais je ne sais plus qui vous êtes. Ne me dites rien, vous êtes astrophysicien ? Un grand scientifique, n’est-ce pas ?  » Tandis que le jeune type tâtonne, l’homme au profil rebondi sourit. Loin de se démonter, le cadet reprend :  » Comédien ou philosophe ! Ah non, ce n’est pas ça… Pourtant, je vous ai déjà entendu parler d’environnement ou de finances, et c’était passionnant. En tout cas, vous n’êtes pas un politique, ça, j’en suis sûr…  » Et, mine dépitée, il s’agenouille au pied d’une table d’un café parisien. Alors, subitement, du visage d’Erik Orsenna, un sourire décolle et trois mots s’envolent :  » Je suis écrivain.  » Le jeune homme n’avait pourtant pas tout à faittort, tant il y a de tout ce qu’il évoquait en Erik Orsenna.

Après une carrière d’enseignant (Normal Sup, Paris-I), bardé de diplômes (philo, sciences-po, maths et éco) et spécialiste des matières premières, il intègre le sérail politique comme conseiller puis comme plume de François Mitterrand. En parallèle, le conseiller écrit, pour lui. Premier succès : le prix Roger Nimier, qui lui fera dire que  » sa vie commençait enfin « . Puis, il entame une carrière au Conseil d’Etat. Et là, patatras ! Le maître des requêtes – qui se complaisait parfaitement dans sa posture  » d’éternel second  » – se retrouve propulsé sur le devant de la scène : nous sommes en 1988, Erik Orsenna a 41 ans et il décroche le Goncourt. La reconnaissance du public, le feu des projecteurs, une angoisse profonde pour notre homme de l’ombre que même le président Mitterrand a du mal à rassurer :  » Etre le premier, c’est très bien aussi Erik, croyez-moi.  »

Depuis, mille et une vies faites de romans, d’ouvrages économiques ou scientifiques, de films, d’une réception à l’Académie française, d’expéditions aux quatre coins du monde, de bateaux et de projets de sauvegarde du patrimoine qui – loin de l’engagement du dimanche ou de l’enrôlement du dilettante – se verront couronnés de succès. Car le plus fascinant, sans doute, chez Erik Orsenna, ce n’est pas tant qu’il se passionne pour un rien, c’est qu’il excelle en presque tout, capable qu’il est de sauter du déséquilibre monétaire à la biographie de Pasteur, en passant par le déshabillage du Gulf Stream ou l’éloge de la grammaire française. Avec lui, c’est un peu  » le monde pour les nuls « . Un drôle d’oiseau, fort peu intéressé par sa propre personne et qui, loin de vous parler d’art ou de lui, préfère vous emmener déjeuner Butte-aux-Cailles, un charmant quartier parisien célèbre pour avoir résisté à l’urbanisme haussmannien, où notre écrivain a posé son nid. Et c’est après avoir gratifié la serveuse d’un  » Ah, le plus beau sourire de Paris ! « , que, verre de vin à la main, il s’exclame :  » Mais enfin, pourquoi tenez-vous tant à faire un portrait de moi ?  »

La terre, ce terrain de jeu

Un carpaccio plus tard, il accepte d’aborder son premier choix, une oeuvre (sans titre) de François Morellet, ami d’enfance de son père chez qui ce dernier a passé une grande partie de sa jeunesse. Une tranche de vie qu’évoque Orsenna fils dans son dernier livre, L’Origine de nos amours, mais qu’il est bon de vérifier tant notre homme, qui a le talent de rendre les légendes vivantes, est passé maître dans l’art du mentir-vrai.  » Oui, c’est tout à fait vrai, reprend-il, presque étonné de la question. A la suite de la crise de 1929, mes grands-parents ne pouvaient plus prendre en charge financièrement mon père. Ils le confièrent à des amis plus fortunés et généreux, les parents de François Morellet. Les deux enfants vécurent comme des frères et en resteront très liés toute leur vie. Avec ma famille, nous passions beaucoup de temps chez François et son épouse, Danielle. Pour moi, ils étaient la famille que je rêvais d’avoir. Tant et si bien qu’à mes 7 ans, je leur ai demandé très solennellement de m’adopter. Pourquoi ?  »

 » Pourquoi ?  » répète-t-il dans un toussotement.  » Parce que, chez eux, il y avait de la vie, tout était plus gai, plus drôle, plus international. C’était un perroquet qui lançait tout la journée « Puta merda » « , c’était le Brésil, la plongée sous-marine et des amis artistes qui peuplaient leur paysage. Je voulais tellement être comme eux. Nous, nous habitions dans un appartement du XVe arrondissement de Paris, fenêtres sur le métro aérien et tandis que je le regardais aller et venir, je me disais : « Un jour, moi aussi je ne fréquenterai que les gens les plus intelligents de Paris. » Je m’ennuyais à mourir, à un point tel que ma mère m’encourageait à travailler pour m’occuper… Jusqu’au jour où elle m’a dit : « Mais joue un peu quand même. » Mais c’était trop tard, le travail avait tout emporté, il était devenu mon « jeu à moi ». Enfant solitaire, je n’avais pas trop de copains mais heureusement, j’avais Tintin ! Il me fascinait tellement que je me promettais d’être comme lui, la Terre serait mon terrain de jeu et l’amitié, le squelette de ma vie.  »

Il y avait aussi cette question, chère aux amateurs du reporter :  » Où met-on la caméra ?  » Erik Orsenna s’explique :  » L’oeil, le regard sur le monde. Je suis un fou de voyeurisme, un mateur de première, un vrai malade… C’est le grand avantage quand on ne s’aime pas : on se glisse très facilement dans la vie des autres, on trouve aisément leurs mots.  »

Aujourd’hui, Orsenna continue à faire le nègre mais  » seulement pour des amis « . Livres ou lettres d’amour : il reconnaît être passé maître dans l’exercice difficile du battement des coeurs et semble très fier de signaler que pour récupérer quelqu’un, il est  » assez bon « . A l’évocation de ses multiples vies, il délaisse son assiette, pose ses couverts, dresse son regard au-dessus de ses lunettes cerclées de bleu et, d’un air de pythie, assène :  » Plus encore que de mourir, la pire des choses, c’est de n’avoir vécu qu’une seule vie. Moi, quand j’ai changé de vie, ce n’était pas du tout par ennui, c’est juste qu’à chaque fois, un nouveau challenge m’était proposé. Et je suis incapable de résister à une porte qui s’ouvre, incapable de refuser une nouvelle vie qui s’offre. Que ce soit une femme ou un travail, je n’ai jamais réussi à résister.  »

L’oeil qui crépite, la moustache qui frétille, le voyage qui démange : Orsenna est un corsaire de l’amour, mais à l’amarrage sentimental, le coeur tantôt en bandoulière, tantôt en convalescence. Souvent les deux. Dans Longtemps, il divulgue sa passion pour une femme mariée (fonctionnaire européenne) qu’il suivait au gré de ses affectations. Une passion de sept ans (qui le verra s’installer à Ixelles pour se rapprocher de la belle), une grande preuve d’amour (trois allers-retours Paris-Bruxelles en voiture dans la même journée) et un combat qu’il perdra – pour la première fois.  » S’amouracher de la femme la plus mariée d’Europe, c’est un beau destin, vous ne trouvez pas ? « , interrompt-il. Dans L’Origine de nos amours, il pense enfin avoir trouvé l’explication de ses trois mariages et ses deux divorces. La faute à un  » gène des amours impossibles « , héritage d’un aïeul débarqué à Cuba et qui, face à la grande beauté des autochtones, se dévissait la tête à n’en plus finir. Pourtant, et c’est une constante chez l’écrivain, c’est souvent la belle qui est infidèle. Et, non sans humour, Orsenna de contre-attaquer :  » Je suis désolé mais je n’aime que les femmes libres. D’ailleurs, je ne cède jamais à une femme parce qu’elle est jolie ; à supposer qu’elle veuille de moi, bien entendu. Mais en attendant, une jolie qui ne m’emmerde pas trop, elle ne m’aura jamais !  » assure-t-il noblement drapé dans sa dignité.

L’amour, la mort et les questions

Il faut insister beaucoup pour qu’Erik Orsenna finisse par évoquer son second choix d’oeuvre d’art. Et encore, c’est uniquement pour  » vous faire plaisir « . Camille sur son lit de mort, par Claude Monet, son mari.  » Je suivais la visite officielle de l’exposition Normandie impressionniste (un festival qu’il préside aussi) quand je suis tombé nez à nez avec ce tableau. En pleine délégation, une émotion terrible me saisit alors, les questions me viennent et les sanglots me prennent. Monet aime cette femme qui vient de mourir, son corps est encore chaud quand il choisit de la peindre, de figer le moment  » juste avant » que le vivant ne soit aspiré par la mort… Peu de gens comprennent ce choix, Monet fut d’ailleurs durement critiqué. Moi, je le comprends tellement que…  »

Son regard se fige, un nouveau projet vient de naître. Gageons qu’un livre, un film ou une conférence sur le sujet verra le jour. Il reprend :  » J’ai perdu une compagne que j’aimais beaucoup, elle avait 42 ans.  » Il toussote, sa manière à lui d’être ému.  » Quand j’étais avec elle, à la morgue, j’ai vu le moment précis où elle est partie. Car ils ne partent pas tout de suite, vous savez. Ma compagne, elle est restée un jour encore et ce n’est que petit à petit qu’elle s’en est allée. Ce tableau, c’est tout ça, l’amour, la mort et les questions.  » De l’expérience du deuil, Erik Orsenna confie n’en avoir qu’une seconde aussi forte, celle de son père, qu’il qualifie de  » moi en plus beau « .  » Le deuil, tout ça, c’est des conneries. Faire son deuil, ça veut dire quoi ? Ma compagne n’est pas morte, elle est toujours là et ça ne m’empêche pas du tout de vivre. Je déteste cette civilisation moderne du deuil et de la séparation, celle où on dit : « Alors, tu as fait ton deuil ? », comme on dirait « alors, tu as fait ton lit ? » Jamais je ne ferai le deuil des gens que j’ai aimés, le zapping, c’est pour les dossiers…  »

De sa propre mort, ce boulimique n’a pas peur :  » Ma vie est faite et je préfère partir dix ans trop tôt qu’un an trop tard. Il faut un certain talent pour être vieux et celui-là, je ne l’ai pas. Non, mon rêve serait de disparaître en mer… Mais avant, je serai chanteur… à Cuba.  »

Le temps s’est écoulé, la serveuse dépose deux cafés sur la petite table ronde, Erik Orsenna n’a plus du tout envie de parler de sa troisième oeuvre d’art, le portrait de Simonetta Vespucci par Piero di Cosimo. Sourire, malicieux :  » Maintenant que vous savez plein de choses sur moi, à vous de me raconter plein de choses sur vous.  »

Dans notre édition du 25 novembre : Franz-Olivier Giesbert.

PAR MARINA LAURENT • PHOTO : DEBBY TERMONIA

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