L’ESPION QUI NE M’AIMAIT PAS

Pendant plus de quarante ans, des policiers britanniques ont infiltré l’extrême gauche en nouant des relations amoureuses avec des militantes. Le Vif/L’Express a recueilli le témoignage de victimes. Accablant.

(Tout, dans cette histoire où se superposent les mensonges, est vrai. Il y apparaît qu’espionnage et marivaudage sont incompatibles avec la dignité et l’élégance, n’en déplaise à un célèbre – bien fictif, celui-là – agent de Sa Majesté.)

Certes, Carlo avait cette manie bizarre de s’activer aux fourneaux dès que le débat s’enflammait sur l’actualité. Il voyageait léger, aussi : pas de carte bancaire, une culture politique sommaire, des attaches familiales en pointillé – une mère décédée, un père invisible resté du côté de Bologne, en Italie. Avec son goût du rangement et ses compils de Marvin Gaye, le trentenaire jurait un peu parmi les ennemis du grand capital :  » Je mettais ça sur le compte des différences culturelles entre l’Angleterre et l’Italie, où il avait passé sa jeunesse. Enfin, pour ce qu’il m’en avait dit… « , soupire aujourd’hui son ancienne petite amie, Andrea, qui travaillait dans un refuge pour sans-domicile fixe à l’époque de leur rencontre, en septembre 2002, en marge d’une manifestation contre la guerre en Irak.

Injoignable

Un jour, au cours d’une cérémonie de remise de diplômes, Carlo s’était machinalement levé aux premières notes de God Save the Queen, l’hymne britannique.  » T’es dingue ? On est républicains, on ne se lève pas pour la reine !  » avait grondé la bande. Andrea avait ri. Son boyfriend cuisinait divinement, il était toujours prêt à rendre service et l’aimait : elle n’avait aucune raison de se méfier. Six semaines après le début de leur liaison, le couple emménageait dans l’appartement qu’occupait Andrea, dans le nord de la capitale. Puis Carlo l’avait demandée en mariage et lui avait confié son désir d’avoir un enfant. Puis, tout est allé de travers.  » En juillet 2003, il a annulé à la dernière minute notre voyage en France en disant que son père était mourant. A son retour, il était irritable, sujet à des crises de larmes. Il m’a dit qu’il avait des pulsions suicidaires et besoin de prendre du champ. Il a disparu pendant une semaine, même son portable était injoignable. On a continué de se voir pendant plusieurs mois, et un jour de novembre 2004, j’ai reçu un e-mail disant qu’il voulait cesser tout contact. Je ne l’ai jamais revu.  » Andrea a appris la vérité en octobre dernier grâce au remarquable travail d’enquête de l’Undercover Research Group, un réseau militant pour une police et un Etat plus transparents. Carlo s’appelait bien Carlo. Le reste était pure fiction. Le pro de la serrure travaillait en fait pour la Special Branch de Scotland Yard, le contre-espionnage et l’antiterrorisme britanniques, missionné par celle-ci pour infiltrer le Parti socialiste (trotskiste) et la mouvance antifasciste. Il était aussi marié.  » C’est comme si les deux ans que nous avions passés ensemble n’avaient aucune réalité. J’ai été manipulée, espionnée comme d’autres avant moi, dans une vaste opération orchestrée par l’Etat, pour la simple raison que j’étais syndiquée et que certains de mes amis militaient à l’extrême gauche. Pourquoi m’a-t-il demandée en mariage ? Cette question me rend dingue, parfois « , explique celle qui a décidé de porter plainte contre la Metropolitan Police… comme sept autres victimes de  » flics espions  » avant elle.

Des excuses publiques de la  » Met  »

Car des policiers qui couchaient en toute impunité avec leurs  » cibles  » à seule fin de moucharder sur des mouvements parfaitement autorisés par la loi, il y en a eu plus d’un, en Angleterre. A ce jour, une dizaine d’officiers ont été démasqués, couvrant ces seules vingt-cinq dernières années. Le plus connu d’entre eux s’appelle Mark Kennedy.  » Outé  » en octobre 2010, l’homme au désormais célèbre oeil gauche déviant a infiltré durant sept ans les rangs écologistes sous le nom de Mark Stone. Carlo Neri complète, pour le moment, cette galerie d’agents très très spéciaux.

Contrainte de réagir, la  » Met  » a exprimé des excuses publiques en novembre 2015 à ces femmes  » prises au piège de liaisons amoureuses  » par des officiers au  » comportement inacceptable « . De larges compensations financières ont été versées à sept d’entre elles. Jacqui (le nom est un pseudonyme) a reçu 425 000 livres (500 000 euros) de dommages et intérêts l’an dernier : militante pour les droits des animaux dans les années 1980, elle a appris en 2012 en lisant le journal que l’homme qui était parti dans la nature vingt-quatre ans auparavant, le père de son fils, s’appelait Bob Lambert, était marié, père de deux autres enfants, et travaillait pour la police. Depuis, elle dénonce un viol d’Etat. Et espère, sans trop y croire, que l’enquête publique diligentée par la ministre de l’Intérieur, Teresa May, menée par le juge Christopher Pitchford, permettra la publication de la liste complète des flics espions et de leurs victimes.

Péril anarchiste

Sacré scandale et sale affaire… Comment la vénérable institution de Scotland Yard s’est-elle retrouvée dans de si vilains draps ? Sans l’esprit audacieux et retors de l’un des siens, Conrad Hepworth Dixon, ce roman vrai n’aurait peut-être jamais été écrit. Passé par Oxford et la Royal Marine, entré très tôt à la Special Branch, Dixon pensait qu’un mal révolutionnaire – nous sommes en 1968, la jeunesse du monde crie sa colère – exigeait un remède révolutionnaire.  » Donnez-moi 1 million de livres et dix hommes et je m’occupe du problème pour vous « , aurait promis le chief inspector à ses supérieurs à la veille d’une manifestation contre la guerre du Vietnam, à Londres. Par  » problème « , Dixon entendait, bien sûr, le péril anarchiste, qui faisait trembler jusqu’aux portes de Downing Street. La formule proposée par Dixon est inédite : des opérations d’infiltration policière longues de plusieurs années. En clair, il s’agissait de devenir l’ennemi gauchiste pour mieux le casser, en déployant une couverture aussi épaisse qu’un pilier du XV de la Rose : de faux papiers, un contrat de travail bidon, voire la tolérance d’un faux témoignage au tribunal, si besoin (c’est arrivé). Le Premier ministre travailliste Harold Wilson avait trouvé l’idée si géniale qu’il l’avait fait financer par le ministère du Budget, comme le racontent les journalistes Rob Evans et Paul Lewis dans leur livre coup de poing, Undercover. The True Story of Britain’s Secret Police (Faber and Faber limited, 2013, non traduit).

Durant quarante ans, le SDS (Special Demonstration Squad, nom de cette cellule ultrasecrète) a fait office d’entreprise publique d’espionnage, au mépris de toute déontologie. L’équipe tournait autour d’une dizaine de membres pour des missions de cinq ans environ et un coût pour le contribuable estimé à 250 000 livres (323 000 euros) par officier. Sous l’égide de Dixon puis de Bob Lambert, autre figure emblématique du SDS, prend forme une sorte de guide de survie du parfait flic espion. Les membres du petit club adoptent barbe et cheveux longs et révisent les fondamentaux de la culture prolétaire, à commencer par le football et les vertus du cannabis (plus utiles que la connaissance de Marx, semble-t-il). Il fallait ensuite se fabriquer une  » légende  » crédible. Recommandés : des parents morts, maltraitants, ou les deux, un job itinérant permettant les déplacements réguliers en camionnette – précieux, le van, pour connaître l’emploi du temps de ses  » cibles « . Le nom d’emprunt devait être commun juste ce qu’il faut : Wilde ou Black, plutôt que Smith, trop banal.

Prendre l’identité d’un enfant mort

Selon un rituel aussi étrange que sinistre, les officiers plongeaient dans le registre national des décès de la St Catherine’s House, dans le centre de Londres, en quête d’un individu né la même année qu’eux et portant le même prénom… mais décédé au cours de l’enfance, de préférence à l’étranger. Peter Francis, à ce jour seul infiltré  » repenti « , a raconté son malaise au moment de sélectionner celui qui allait lui permettre de  » naître  » au SDS, en 1993 : un petit garçon mort à l’âge de 4 ans.  » Une partie de moi s’est demandé comment je réagirais si quelqu’un prenait le nom et les détails biographiques de mon fils mort pour faire un truc pareil. J’ai ressenti une pointe de douleur, la première de nombreuses autres. On doit utiliser les gens. Et on finit par utiliser beaucoup de monde « , a raconté l’ancien policier (1).

Flic rugueux mais esprit fin, jamais grisé par son pouvoir au point d’en perdre sa boussole morale, Peter Francis fait figure d’exception au sein du SDS. Il s’est acquitté sans états d’âme de sa tâche auprès du YRE (Youth Against Racism in Europe), mouvement lié à la Militant Tendency, l’ancien nom du Parti socialiste. Mais il a traversé une crise profonde quand il a fallu espionner les proches de Stephen Lawrence, un jeune Londonien assassiné en avril 1993. Alors que la Grande-Bretagne découvre la brutalité policière et son peu de zèle dès lors que les victimes sont noires, lui doit moucharder sur une famille dont le seul crime est de réclamer – pacifiquement – le nom des coupables. Exfiltrée, contre sa volonté, du SDS, l’ancienne taupe redevient Peter, simple flic, et déchante. Un job rasoir, une colère nourrie de paranoïa, des nuits peuplées de cauchemars constituent son nouvel ordinaire. Sevré d’adrénaline, il ploie sous le stress des années précédentes. Peter Francis a quitté les rangs de la Met en 2001. Après une bataille judiciaire de cinq ans, il a obtenu réparation de son ancien employeur, comptable, selon lui, du non-suivi psychologique de ses agents. Sur les dix membres que comptait le SDS à son époque, six souffraient de troubles liés à leur mission, estime Francis.

Le sexe, une tactique comme une autre

Comment, en collant de si près, si longtemps, à son double, ne pas être pris de vertige ? Mais on s’amusait aussi dans les rangs du SDS.  » Ils trouvaient plus glamour de jouer à Dieu et duper leur monde que d’être vissés à un bureau, j’imagine « , commente froidement Me Harriet Wistrich, avocate de dix femmes ayant porté plainte contre la police métropolitaine de Londres. Deux fois par semaine, le petit club des  » chevelus  » entretient l’esprit d’équipe autour de quelques pintes. C’est l’occasion d’échanger sur ses faux frères de lutte (et réels amis, pour certains), ses conquêtes féminines peut-être. Car le sexe était une tactique comme une autre pour obtenir des informations. By all means necessary,  » par tous les moyens nécessaires « , avait soufflé le boss Dixon à ses recrues. Bob Lambert, alias Mark Bob Robinson, a parfaitement négocié ce dangereux virage : il comptabilise quatre relations suivies pour cinq années au service du SDS, entre 1983 et 1988. Mark Kennedy a connu deux histoires d’amour avec des militantes écolo – la plus longue a duré six ans – et quantité de girlfriends entre 2003 et 2010. Mark  » Cassidy  » Jenner, lui, a vécu cinq ans avec  » Alison « , une jeune militante antiraciste, au mitan des années 1990. Un petit montage vidéo témoigne de leur vie commune : lui, chemise de bûcheron et regard canaille, jouant de la guitare et chantant Queen. Elle, longues boucles châtains, hilare et heureuse.  » Il n’était pas du tout timide devant les caméras. C’est dire son arrogance et la certitude qu’il avait de ne jamais être pris, confie l’enseignante, aujourd’hui mère de deux enfants. Pendant cinq ans, j’ai donné un toit, de la nourriture et de l’amour à Mark Jenner. Cette trahison a eu lieu chez moi, devant mes parents et mes amis. D’autres n’ont pas eu, comme moi, la chance de fonder une famille car elles ont sacrifié les plus belles années de leur vie à des hommes comme Mark.  »

Ce sont elles, les héroïnes de ce roman vrai. Ni cruches sentimentales hier, ni pasionarias vengeresses aujourd’hui, ces femmes en colère, différentes et solidaires, butent sur la politique de secret britannique en matière de renseignement, le célèbre Neither confirm nor deny ( » Ni confirmer ni nier « ). Clin d’oeil tragi-comique, certaines ont accompli un vrai travail de flic pour retrouver la trace de leur homme envolé. C’est le cas d’Helen Steel, la première des victimes à avoir porté plainte. C’est aussi le cas d’Alison :  » Quand Mark a disparu, j’ai épluché les registres nationaux de naissances et de décès, puis loué les services d’un détective privé. Au final, c’est une erreur humaine qui l’a trahi. Il avait, un jour, laissé traîner une carte ban-caire au nom de Mark Jenner dans sa poche.  » Aux dernières nouvelles, Mark Jenner, Jim Boyling (alias Jim Sutton, militant écolo entre 1995 et 2000) et Carlo Neri étaient toujours fonctionnaires de police. Quant à Bob Lambert, il a dû renoncer en décembre dernier à son poste d’enseignant dans deux universités londoniennes. Retraité de la Met depuis 2008, il a été décoré la même année, admis dans l’ordre de l’Empire britannique, pour l’ensemble de sa carrière.

(1) La citation est tirée du livre de Rob Evans et Paul Lewis.

PAR GÉRALDINE CATALANO

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