L’ÉNIGME TRUMP

Il soulève des interrogations dans le monde entier, et plus encore d’inquiétudes. Le 45e président des Etats-Unis va-t-il changer notre rapport à l’Amérique ?

Dans deux mois, le 20 janvier 2017, il rejoindra le bureau Ovale, dans l’aile ouest de la Maison-Blanche. Quelques heures plus tôt, à midi, il aura prêté serment sur les marches du Capitole et prononcé un discours suivi dans le monde entier – le leadership des Etats-Unis, un pays au poids et à l’influence incomparables, cela nous concerne tous. Les cérémonies habituelles, liées à une investiture, seront sans doute réduites : le protocole l’ennuie. Surtout, il aura hâte de se mettre au travail et de démontrer qu’il a de l’énergie à revendre. A quelques semaines près, Donald Trump aura alors 70 ans et demi. Un âge record pour un chef d’Etat américain lors de son accession au pouvoir.

Nul doute qu’il s’installera derrière le bureau présidentiel – le Resolute Desk, offert par la reine Victoria en 1880, ainsi nommé car il a été fabriqué à partir de la charpente d’une frégate britannique, le HMS Resolute. Il y trouvera une enveloppe contenant un message amical de son prédécesseur, Barack Obama, comme le veut la tradition. Peut-être prendra-t-il quelques instants pour faire le tour du propriétaire, en compagnie de son épouse, Melania, un ancien mannequin. Le décor sobre ne leur correspond guère ; le couple apprécie les intérieurs flamboyants et glamour, à mi-chemin entre le château de Versailles et un casino de Las Vegas.  » Nous pourrions rénover un petit peu, indiquait Donald Trump l’an dernier, dans une interview au magazine People. Mais la Maison-Blanche est un endroit particulier. Il faut éviter de pousser trop loin la rénovation.  » Une fois la visite terminée, les affaires sérieuses pourront commencer.

A en croire l’un de ses conseillers, cité par un journaliste du New Yorker, le président Trump pourrait adopter, dans les heures qui suivront son investiture, une vingtaine de mesures radicales destinées à  » effacer la présidence Obama « . Ce projet s’inspire des premières semaines au pouvoir de Ronald Reagan, en 1981 : sa  » révolution  » économique ultralibérale, lancée à la hâte, avait pris de court ses opposants les plus farouches.  » Démarrer une présidence, c’est partir avec un réservoir d’essence plein, résume Jeffrey Lord, l’ex-directeur politique de Reagan à la Maison-Blanche. Il faut agir vite, sans perdre de temps.  »

Le goût des rapports de force

Ces derniers mois, l’équipe de transition de Donald Trump, chargée de préparer la passation de pouvoir, a identifié les sujets prioritaires. Lancer la construction d’une partie du mur que Trump entend ériger le long de la frontière avec le Mexique. Abroger l' » Obamacare « , cette réforme de l’assurance-santé voulue et instaurée par le président démocrate malgré l’opposition acharnée du camp républicain. Engager un immense programme de travaux publics, destiné à créer des milliers d’emplois et à relancer la consommation. Expulser tout ou partie des 11 millions de migrants sans papiers. Se désengager de l’Accord de Paris sur le climat. Remettre en question, aussi, l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) qui lie, depuis 1994, les Etats-Unis au Mexique et au Canada…

En arrivant à la Maison-Blanche, trente-cinq ans plus tôt, Reagan s’était limité aux questions économiques, conscient que les pouvoirs du président sont limités et que le Congrès ne peut agir sur tous les fronts en même temps. Donald Trump l’a-t-il compris à son tour ? Depuis son élection, le 8 novembre, grâce au suffrage universel indirect, le futur chef de l’Etat tente d’adopter un ton conciliant, inhabituel pour lui, et semble renoncer à certaines mesures. L' » Obamacare  » ne sera pas abrogé, par exemple, comme Trump n’a cessé de le répéter pendant des mois, de meeting en meeting. Simplement, le dispositif risque d’être vidé de sa substance. Toujours aussi peu loquace sur les détails de son programme, le milliardaire se borne désormais à évoquer trois dossiers prioritaires : l’immigration, la santé, la création d’emplois.  » Les gens seront très très heureux « , ajoute-t-il. Pour le dire autrement, il improvise. Et ce n’est qu’un début, sans doute. Les tâtonnements et les revirements, sans oublier une tendance à lancer des projets grandioses avant d’y renoncer – tout cela risque d’être la marque de fabrique d’un président impulsif et sûr de lui, souvent guidé par son goût des rapports de force.

4 000 fonctionnaires politiquement proches à trouver

 » La transition s’annonce chaotique « , confirme un observateur anonyme. L’équipe rapprochée de Trump, remaniée depuis peu, a été surprise par sa propre victoire, selon plusieurs sources, et hésite sur la marche à suivre. Le temps presse, pourtant : dans ce pays où les principaux postes de la haute fonction publique sont remplacés à chaque changement de présidence, il reste à trouver quelque 4 000 fonctionnaires politiquement proches, en principe, du nouveau chef de l’Etat. A défaut, le futur occupant du bureau Ovale ne disposera pas d’une équipe dévouée. Et il lui sera impossible d’engager les réformes dès le début de son mandat.

A quoi ressemblera la présidence de cet outsider parmi les outsiders, ce businessman iconoclaste, xénophobe et sexiste, poursuivi pour escroquerie et étranger à Washington et à ses moeurs politiques ? En théorie, la mainmise du Parti républicain au Congrès devrait lui faciliter la tâche : le 8 novembre, le  » Grand Old Party  » a conservé sa majorité au Sénat et conforté celle dont il bénéficie à la Chambre des représentants. Mais ce ne sera pas aussi simple. Les idées protectionnistes de Trump et son coûteux projet de développement des infrastructures, destiné à créer des emplois et à relancer la consommation, déplaisent à ses alliés républicains, champions du libre-échange (voir page 64).

 » Il ne lit jamais et regarde la télévision pour s’informer  »

Durant la campagne, le magnat de l’immobilier et animateur de télé-réalité, moqué pour son narcissisme et ses provocations obscènes, est parvenu à convaincre les oubliés de la mondialisation, notamment dans les zones rurales, qu’il était un candidat antisystème. A présent qu’il est destiné à devenir le président de la première puissance économique et militaire mondiale, forte de 320 millions d’habitants, comment va-t-il gouverner ? Confronté à des manifestations de rue quotidiennes, avant même qu’il ne s’installe à la Maison-Blanche, saura-t-il apparaître comme le président de tous les Américains, et non seulement de ses quelque 60 millions d’électeurs ? La question reste sans réponse, tant la personnalité et le caractère du nouveau chef de l’Etat représentent un saut dans l’inconnu. Après son entrée à la Maison-Blanche, en 1981, Ronald Reagan a longtemps été brocardé comme un ancien acteur hollywoodien de série B, mais il avait, à son actif, deux mandats de gouverneur de la Californie. Donald Trump, lui, n’a aucune expérience de ce genre. Et il n’est pas certain qu’il apprendra sur le tas.

 » Il ne lit jamais et regarde la télévision pour s’informer « , confie un membre de son équipe de transition.  » Il se comporte comme un gamin de maternelle qui ne peut pas rester tranquille en cours, affirme Tony Schwartz, un ancien journaliste qui a rédigé l’un des succès de librairie du milliardaire, The Art of the Deal (l’Art de négocier), vendu à plus de 1 million d’exemplaires. S’il devait être briefé dans la salle de crise de la Maison-Blanche, je ne l’imagine pas rester concentré très longtemps.  » Même ses fidèles confirment son incapacité à se concentrer sur un sujet au-delà de quelques minutes :  » Donald se vante de n’avoir jamais lu un livre jusqu’au bout, explique Barbara Res, sa collaboratrice durant dix-huit ans, interrogée par le Washington Post. Il déteste la complexité et n’a aucune patience pour les longues réunions. Il ne lira pas les rapports ; il demandera à un collaborateur de lui expliquer oralement l’essentiel du contenu. Le bon côté de la médaille, c’est qu’il comprend très vite et délègue beaucoup.  » Il semble accorder moins d’attention aux notes écrites rédigées par ses conseillers qu’aux conseils délivrés par sa fille aînée, Ivanka.

A l’inverse de Barack Obama, qui multipliait les réunions interminables et les discussions parfois théoriques, Trump a une intelligence instinctive. En politique étrangère, un domaine qui l’intéresse peu, les effets d’une telle approche risquent d’être délétères : les relations internationales – entre les Etats-Unis et l’Europe, en particulier – reposent sur des alliances et sur une planification commune à long terme. Signe des temps, le futur président américain semble apprécier les régimes capitalistes  » musclés « , dominés par un homme fort : Russie, Chine, Turquie.

En Europe et en Asie, des alliés déstabilisés

 » Sa vision sera transactionnelle, pointe un observateur qui requiert l’anonymat. Pour lui, la diplomatie s’apparente aux négociations qui entourent un chantier de construction : chaque dossier sera abordé sur la base de ses mérites.  » Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a septante ans, les Etats-Unis prétendaient défendre une vision et porter des valeurs universelles. Désormais, Washington défendra ses intérêts.

Un exemple ? En juillet dernier, Trump a expliqué qu’il y regarderait à deux fois avant de venir en aide à un pays membre de l’Otan victime d’une attaque militaire sur son territoire, comme le prévoit pourtant l’article 5 du traité qui a donné naissance à l’Alliance atlantique. L’un de ses proches conseillers, Newt Gingrich, ex-président de la Chambre des représentants, s’est fait un plaisir d’illustrer son propos, prenant l’exemple d’un pays balte, libéré du joug soviétique, membre de l’Otan et, de surcroît, de l’Union européenne :  » L’Estonie est dans la banlieue de Saint-Pétersbourg. […] Je ne suis pas certain que je prendrais le risque de déclencher une guerre nucléaire pour défendre un endroit qui est dans la banlieue de Saint-Pétersbourg.  » Rien de tel qu’une formule de ce genre pour déstabiliser les alliés européens des Etats-Unis, notamment les anciens pays satellites de l’Union soviétique, déjà malmenés par leurs propres vagues de populisme nationaliste ! Nul doute que Vladimir Poutine, auquel Donald Trump attribue toutes les qualités, a beaucoup apprécié.  » Je n’ai jamais pensé qu’un candidat sérieux à la présidence américaine pouvait représenter une menace sérieuse pour la sécurité de l’Ouest, a commenté Carl Bildt, ex-ministre suédois des Affaires étrangères. Mais nous en sommes là.  » En Asie, le Japon et la Corée du Sud, alliés des Etats-Unis, s’interrogent, eux aussi, sur la pérennité de l’engagement américain dans le Pacifique, qui garantit la sécurité de la région face aux ambitions de la Chine. La Corée du Nord pourrait renouer avec ses provocations dès les prochains mois, afin de mettre à l’épreuve les Etats-Unis et le nouvel hôte de la Maison-Blanche.

Aux yeux de ses compatriotes et sous le regard du reste du monde, Donald Trump sera, à n’en pas douter, le plus imprévisible de tous les présidents américains. Tout, vraiment, est possible. Et c’est là, sans doute, l’aspect le plus inquiétant.

PAR MARC EPSTEIN

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