L’écrivain au pied de la lettre

Au-delà du chapitre qui a fait scandale, La Mauvaise Vie montre un auteur qui flirte en permanence avec les limites. Lecture commentée.

Vous n’avez pas lu tout le livre « , a reproché Frédéric Mitterrand à Laurence Ferrari, lors de son fameux 20 Heures de TF1. Comme si la lecture de cette Mauvaise Vie, vendue à 200 000 exemplaires à sa sortie en 2005 et en tête des ventes sur Amazon depuis le déclenchement de la polémique, devait automatiquement dissiper tous les doutes nés des quelques phrases terribles lues par Marine Le Pen au tout début de l’affaire. Prenons donc le ministre de la Culture au mot et plongeons-nous dans ce récit autobiographique qui, il faut bien le dire, par-delà les passages ressassés sur le tourisme sexuel, suscite parfois le malaise.

 » Des fous rires d’enfants sortis du bagne « 

Nulle apologie, néanmoins, dans ces pages où transparaît un grand dégoût de soi. En virée dans les bordels gays de Patpong, en Thaïlande, Frédéric Mitterrand décline explicitement une proposition de son rabatteur d’un soir de rencontrer des  » young boys, no trouble, very safe « , observant au passage :  » Je mesure le chemin parcouru par la réputation des Français, depuis le french-lover hollywoodien des années trente au pédophile planqué des années deux mille. « 

Mais l’ambiguïté du livre tient en grande partie au vocabulaire choisi par Frédéric Mitterrand. Lorsqu’il évoque ses partenaires sexuels, l’auteur ne parle que très rarement d' » hommes  » ou, pour reprendre un vocable largement utilisé dans les milieux gays, de  » mecs « . De Paris à Bangkok (où, dit-il, il vient solder  » trente ans de mauvaise baise « ), il n’est question que de  » garage à garçons « , de  » gosses  » (mot qui, pour compliquer le tout, lui sert aussi à désigner des enfants qui jouent au foot dans la rue), de  » boys « , de  » jeune mâle « , de  » minets « , de  » gigolos « , de  » petits jeunes aussi nets que s’ils sortaient de leur douche « , dégageant une  » séduction juvénile « . A Djakarta, le bordel où il finit par échouer lui fait penser à un  » club de quartier pour jeunes travailleurs bichonnés par un couple d’animateurs socio-culturels au grand c£ur « . D’autres ont des  » fous rires d’enfants sortis du bagne « . Bref, un lexique qui évoque pour le moins une certaine jeunesse. La presse ayant suffisamment loué les qualités littéraires de cette Mauvaise Vie à sa sortie, on ne pourra prétendre aujourd’hui que ces mots aient été choisis au hasard. D’ailleurs, lorsqu’il évoque ses premiers émois sexuels, les références qui viennent naturellement sous sa plume sont  » Alix  » – un jeune Romain de 14 ans en pagne, héros de bande dessinée – ou le Prince Eric, cet adolescent scout de la série Signe de piste, icône trouble de l’imaginaire homosexuel. Comme toute bonne confession autobiographique, cette Mauvaise Vie joue avec le feu.

Lors de son interview sur TF 1, Frédéric Mitterrand a pourtant déclaré que ses partenaires thaïlandais ou indonésiens avaient  » son âge, ou cinq ans de moins « . Le ministre avait pourtant dépassé la cinquantaine lors de ces voyages, qui se déroulent autour de l’an 2000 (une allusion à la victoire de la France en Coupe du monde de football, en 1998, permet de les dater). Or ses partenaires tarifés sont présentés comme des étudiants, certains d’entre eux étant manifestement plus jeunes. Ces prostitués ont donc une trentaine d’années de moins que lui. Pourquoi le besoin de nier cette évidence ?

La  » solution Maghreb « 

Peut-être parce que Frédéric Mitterrand a toujours fréquenté de jeunes prostitués, y compris en France, comme il le révèle avec courage – ou inconscience ? – dans son livre.  » Le vieux qui paye, c’est dégoûtant, le jeune qui paye, c’est encore pire « , avoue-t-il. A Pigalle, son efficace rabatteur, M. Jackie,  » retrouverait sûrement le petit Rachid ou le beau Marcel pour la prochaine fois  » ; sans oublier les  » Yougos de la galerie des Champs  » ou  » les rebeus du square d’Anvers « . En revanche, ce qu’il appelle crûment la  » solution Maghreb  » (comprendre le tourisme sexuel en Afrique du Nord) serait une impasse, car les compagnons d’une nuit ne souhaitent pas le suivre en France.  » Le minet n’immigre pas « , conclut-il avec regretà

C’est pourtant un chapitre consacré à la Tunisie qui, peut-être, suscite chez le lecteur la plus grande gêne. Frédéric Mitterrand y raconte, en une scène déchirante, comment il emmène vivre avec lui à Paris un garçonnet tunisien, l’arrachant à une mère évidemment consentante mais éplorée. Pour l’éducation de ce  » fils adoptif « , le ministre se démène sans compter et se prive de vie mondaine. L’enfant, turbulent, lui mène la vie dure, arrachant à Frédéric Mitterrand cette réflexion – où comme toujours la franchise ouvre directement sur l’inconscient :  » Je me demandais parfois si je serais capable de me donner tant de mal pour une petite fille. Les garçons touchaient évidemment à quelque chose de plus intime et de plus ambigu – quoiqueà « 

Frédéric Mitterrand flirte en permanence avec les limites . Il le sait. On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, a-t-il affirmé face à Laurence Ferrari pour se justifier, citant, sans le nommer, André Gide. Invoquer le patronage de l’auteur de Corydon pour se défendre d’accusations de pédophilie et de tourisme sexuel, voilà qui est pour le moins osé. Ou maladroit.

Jérôme Dupuis

 » le vieux qui paye, c’est dégoûtant, le jeune qui paye, c’est encore pire « 

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