L’ART PREND L’AIR

Durant l’été, les parcs de sculptures sont à l’amateur d’arts plastiques ce que le festival est au fan de musique. Cap sur la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, où plusieurs adresses, dont l’envoûtant Domaine du Muy, donnent le ton d’un autre dépaysement.

C’est souvent empêtrés sur les autoroutes du sud-est de l’Hexagone, notamment la fameuse A6, que les vacanciers réalisent à quel point la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca) est plébiscitée par les touristes européens. Cette évidence s’éprouve tous les mois de juillet et d’août depuis des décennies : chiffres à l’appui – 218 millions de nuitées en 2013 (1) -, ce coin de France est bien la deuxième région touristique du pays, juste après l’Ile-de-France. Une configuration au sein de laquelle les Belges ne sont pas les derniers à payer le nécessaire tribut de sueur et d’énervement avant d’arriver à bon port… Combien de drames familiaux ont éclaté dans ces habitacles surchauffés ? Les statistiques ne le disent pas. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que l’image de cette destination s’est ternie au fil des années. Lieu de villégiature huppé privilégié par une riche clientèle étrangère au début du siècle précédent, la région Paca s’est mise peu à peu à rimer avec tourisme de masse. Un constat particulièrement sensible du côté du littoral où plages et cités balnéaires ont fait un pas significatif vers la  » disneylandisation  » du monde. Heureusement, d’autres formes d’appréhension du territoire ont leur mot à dire. Ainsi du tourisme culturel qui, depuis quelques années, reprend ses droits à la faveur de plusieurs initiatives privées. Celles-ci ont en commun de mettre en évidence un créneau artistique de plus en plus prisé : la sculpture contemporaine monumentale. Les amateurs et collectionneurs d’art n’hésitent pas à s’enfiler des milliers de kilomètres pour découvrir toute nouvelle proposition en la matière.

Grandeur nature

Inauguré en 2015, le Domaine du Muy (2) fait office de dernier venu sur le tracé des parcs de sculptures ayant essaimé dans le quart sud-est de la France. On le doit à Jean-Gabriel Mitterrand, galeriste parisien actif depuis près de trente ans. Depuis ses débuts, l’homme a toujours accordé une place de choix aux installations et oeuvres en trois dimensions, entre autres à travers plusieurs expositions de pièces monumentales dans des espaces publics et privés aux quatre coins du monde. Ainsi de la World Expo à Shanghai en 2010 ou de la délocalisation du MAM à Rio de Janeiro en 1999. C’est cette expertise, couplée à une envie d’offrir une autre expérience de la sculpture monumentale, qui a décidé le fils du frère aîné de l’ancien président de la République française à acquérir un domaine situé à une petite heure de l’aéroport de Nice. Pour monter ce projet imaginé dès 2013 avec son fils Edward – ce dernier est la tête d’une société de conseil en art contemporain -, Jean-Gabriel Mitterrand y a investi plus de 2 millions d’euros (soit 1,2 million pour l’acquisition du terrain et 1 million pour le développement). Ambitieux ? Certes, mais loin d’être prétentieux. Et même  » raisonnable  » en comparaison d’autres parcs du même acabit dont les budgets sont colossaux.

Enchaînant les virages sur l’ancienne route du Muy qui mène à la propriété, Edward Mitterrand rappelle les fondamentaux du domaine :  » En cherchant le terrain, nous voulions vraiment un écrin privilégié. L’idée était que le visiteur n’ait rien de laid à traverser pour arriver ici. De même, à l’intérieur du parc, il était crucial que le regard ne croise jamais d’éléments urbains, que les vues soient désencombrées. Nous tenions beaucoup à la pureté d’un dialogue entre l’art et la nature.  » Sur place, la réalité confirme les dires : le Domaine du Muy affiche un caractère sauvage préservé. On y devine, en filigrane, le besoin du galeriste de voir  » respirer  » les pièces loin de son espace en plein Marais parisien et de pouvoir les contempler à la lumière changeante des différents moments de la journée. Coincé entre le massif des Maures et celui de l’Esterel, l’endroit a des allures de  » pampa  » accidentée et méditerranéenne plantée de chênes-lièges et de pins parasols. Ce n’est pas pour rien qu’Edward Mitterrand évoque une  » nature indomptée « . Il en sait quelque chose lui qui, en 2015, participait au défrichage du lieu et à l’agencement des oeuvres avec 15 autres volontaires sous les 40 °C d’un soleil de plomb.  » On descendait 60 litres d’eau par jour « , se rappelle l’intéressé. Un an plus tard, le travail n’est pas beaucoup plus facile.  » La végétation reprend rapidement ses droits et attend la moindre occasion pour se servir des oeuvres comme d’un marchepied.  »

Joyau caché

Dès le premier tracé, le Domaine du Muy a fait l’unanimité.  » Un des cinq plus beaux parcs de sculptures au monde  » selon le Wall Street Journal, le lieu figure également dans la liste des  » 12 joyaux cachés  » du New York Times. Le parcours, exigeant, sème une quarantaine d’oeuvres, parfois bien cachées, à travers 10 hectares à arpenter en deux heures de promenade.  » Chaque pièce a été placée avec soin pour structurer son environnement et exalter à la fois l’oeuvre et la nature, par fusion ou par opposition « , commente Edward Mitterrand qui en a conçu la configuration avec Simon Lamunière, le commissaire invité. Le mot d’ordre ? Sobriété. Depuis la villa aménagée par l’architecte d’intérieur India Mahdavi qui borde le parc, jusqu’au choix de ne pas accompagner les sculptures de cartels, tout est fait pour offrir un moment de communion intense qui ne soit pas pollué par le monde extérieur. Remarquable également : le parcours sera entièrement repensé chaque année, un élément qui incite à revenir… En 2015, 38 sculptures occupaient le terrain. Un an plus tard, leur nombre s’est maintenu (passé à 39), mais le circuit a en revanche été redessiné, élargi et une dizaine d’oeuvres ont changé.

Bien entendu, l’initiative étant entièrement privée, elle n’est pas sans finalité commerciale.  » Nous visons les collectionneurs américains qui sont à la recherche de sculptures pour leur jardin « , confie Edward Mitterrand. N’empêche, nulle trace ici de  » rage marchande « . Pour preuve, l’aspect confidentiel du lieu – les visites ne se font que sur rendez-vous – et surtout, au contraire de bien d’autres parcs, le fait que l’art n’y soit pas prétexte à fourguer un produit dérivé.

Finir en fraîcheur

Dès les premiers pas, Narcissus Garden de Yayoi Kusama surprend le visiteur. Cette installation, qui avait défrayé la chronique lors de la 33e édition de la Biennale de Venise, en 1966, frappe par le biais de 1 600 sphères en acier inoxydable poli miroir qui flottent sur l’eau. Cette variation autour du motif préféré – le pois – de cette plasticienne japonaise transcende son caractère ornemental pour contracter une dimension supérieure. Plus loin, ce sont 13 énormes seaux en Inox qui témoignent du travail de Subodh Gupta. Empilés les uns sur les autres, ils symbolisent le labeur quotidien de millions d’individus, les réalités sociales et politiques de l’Inde. D’autres oeuvres sont plus grinçantes, comme l’infernal Black Clown Carousel de Carsten Höller. Sous des dehors divertissants, cette étrange mécanique est déglinguée, le carrousel en question se meut d’une façon engendrant le malaise et la désorientation pour qui commet l’erreur de l’emprunter. Au fil des pas, les oeuvres se découvrent : un mur cinétique et réalisé in situ signé Claudia Comte, une  » structure permutationnelle  » composée de surfaces réfléchissantes de Francisco Sobrino, un siège de granit noir évoquant l’Antiquité mésopotamienne d’Anne et Patrick Poirier, un pavillon multicolore qui bouleverse la perception de l’environnement portant la patte du Vénézuélien Carlos Cruz-Diez, une impressionnante Image retouchée en résine blanche de Wang Du, un Pavillon d’acier et de verre de Dan Graham hésitant entre sculpture et architecture… Autant de jalons forts qui se profilent au détour du chemin. Il y a d’autres grands noms à ne pas rater, qu’il s’agisse du Signal éolien de Takis, d’un personnage tridimensionnel de Keith Haring ou encore d’une méditation offerte par les décombres d’une action de Roman Signer pour l’inauguration du domaine – à cette occasion, le Suisse avait fait larguer une maisonnette en bois depuis un hélicoptère. Sans oublier, pour terminer en fraîcheur, L’Arbre à pluie du Belge Michel François, une installation projetant une fine bruine au coeur d’un arbre. Outre le déroutant effet visuel des gouttelettes d’eau exposées au soleil qui dessinent une sorte d’auréole végétale, le dispositif est prisé par les visiteurs, trop heureux d’oublier la chaleur pendant quelques secondes.

(1) Bilan de fréquentation 2014 selon les derniers chiffres du site d’information de la région Paca. www.infotourismepaca.fr

(2) Domaine du Muy (sur rendez-vous uniquement), www.domainedumuy.com

PAR MICHEL VERLINDEN

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