Le Musée idéal, Alain Meert, 2019. Atelier : Créahm Liège. © M. Thies collection/Trinkhall museum

L’arche des mondes fragiles

Le MADmusée est mort, vive le Trinkhall museum ! Ceint d’une coque opaline, ce nouveau vaisseau culturel liégeois consacre sans la raboter la puissance d’expression des singularités artistiques.

Apeine a-t-on fait quelques pas à l’intérieur du Trinkhall museum que Carl Havelange, le directeur du projet, désigne une oeuvre du doigt.  » Ceci est notre catéchisme !  » s’exclame-t-il devant un fascinant bateau composé de morceaux de carton, de bouts de bois et autres capsules en plastique. On doit Le Musée idéal, c’est le nom de la pièce, à Alain Meert, l’un des artistes phares du Créahm, acronyme de  » créativité et handicap mental « . Cet imposant galion programmatique, que l’on aurait tort de penser de bric et de broc, l’intéressé l’a conçu en réponse à une question précise : qu’est-ce qu’un musée ? En compagnie de Patrick Marczewski, le plasticien qui l’épaule sur les sentiers de l’expression, Alain Meert a mis une année complète à imaginer cette arche flibustière.  » Ce vaisseau est un musée comme nous le voulons, qui navigue en rêvant parmi les idées, les formes et les émotions. Il est bricolé… mais fort. Pour preuve, le monde entier tient dedans par le biais de dessins, peintures et sculptures embarqués à bord « , résume Carl Havelange.

Il faut absolument intégrer le fait que ni le handicap ni la maladie mentale n’engendrent des formes expressives spécifiques.

A l’heure d’une certaine ruée vers  » l’art brut  » – on lira plus loin combien cette appellation est désormais considérée comme impropre – le nouveau lieu d’exposition liégeois, inauguré à retardement pour cause de Covid-19, procède d’une intense réflexion.  » Aujourd’hui, l’art en marge, comme on l’appelle couramment, a conquis sa place au sein de l’art contemporain. Hélas, cela s’est fait à la faveur d’un énorme malentendu. Sous l’impulsion de Jean Dubuffet, nombreux sont les observateurs qui ont fantasmé cette pratique. Ils l’ont vue comme sauvage, non contaminée par la culture. Elle exprimerait une vérité « pure » de l’art « , précise le directeur artistique du musée. C’est pour cela qu’actuellement nombreux sont les collectionneurs et galeristes qui écument, parfois sans foi ni loi, les lieux de production à la recherche de pépites qui alimenteront la spéculation.

La réalité est pourtant tout autre. Ce qui caractérise  » l’art différencié « , pour reprendre une autre étiquette couramment apposée, c’est l’idée d’un compagnonnage. En vérité, il s’agit d’un projet créatif, dont les visées ne sont ni thérapeutiques ni occupationnelles, entre une personne fragilisée, porteuse ou non d’un handicap mental, et un praticien faisant valoir un cursus en arts plastiques. Cette aventure artistique menée en tandem prend place dans le contexte d’un atelier. Du fait de sa nature double, on comprend bien à quel point il est erroné de penser qu’un tel dispositif permettrait d’accéder à un au-delà ou, c’est selon, un en deçà de la culture.

Le musée se découvre de jour comme ceint d'un voile diaphane. Le soir, il évoque une lanterne chinoise posée dans le parc d'Avroy.
Le musée se découvre de jour comme ceint d’un voile diaphane. Le soir, il évoque une lanterne chinoise posée dans le parc d’Avroy.© Atelier Architecture Beguin Massart Trinkhall museum

Dans ce contexte, l’équipe du Trinkhall museum a choisi d’opérer un grand renversement. Carl Havelange explique :  » Est-ce que c’est un art à nul autre pareil ou à tout autre pareil ? Nous avons décidé de considérer que ces questions n’avaient aucun sens. Art brut, outsider, hors norme… il faut en finir avec ces désignations. Il faut absolument intégrer le fait que ni le handicap ni la maladie mentale n’engendrent des formes expressives spécifiques. Le Trinkhall est un musée d’art contemporain avant tout. Point. Nous interrogeons le monde de l’art depuis la position périphérique que nous occupons. L’idée est de célébrer sans enfermer, nommer sans réduire, rendre possible sans imposer et surtout défendre, aux heures sombres de la mondialisation, le parti des singularités des mondes fragiles. Notre projet est autant artistique que politique.  »

Nommer sans réduire ? Celui qui est également maître de recherches au FNRS propose une étiquette inédite :  » arts situés « . L’expression qui renvoie aux célèbres  » savoirs situés  » de la philosophe américaine Donna Haraway invite à expliciter le lieu d’où l’on parle, l’endroit d’où émane une production. Carl Havelange de préciser :  » Toute oeuvre d’art est située. Mais certaines, étant donné leur apparente singularité ou leur relative marginalité, font entendre plus fortement que d’autres la voix de leur situation. « Arts situés » donne à voir et à comprendre les conditions mêmes de l’expérience artistique qui préside à la naissance de ces oeuvres.  »

Ecrin démocratique

Fruit d’une réflexion aboutie, le Trinkhall museum découle également d’une histoire cohérente, tel un fil tendu entre 1880 et 2020, travaillée par les notions d’inclusion et de sociabilité. Les architectes du projet, le bureau liégeois Beguin-Massart, l’ont bien compris, eux qui ont eu à coeur de traduire formellement la poétique de ce lieu dont les contours s’apparentent à une caisse de résonance démocratique. Drapé dans une résille de polycarbonate alvéolaire, l’édifice se découvre de jour comme ceint d’un voile diaphane et, quand vient le soir, à la façon d’une lanterne chinoise posée au centre du parc d’Avroy. Aimantant et diffusant la lumière, la membrane en forme de halo, qui n’abrite pas moins de 600 mètres carrés d’exposition, abouche l’intérieur à l’extérieur.

Pascale Vincke, 1990. Atelier : Créahm Bruxelles.
Pascale Vincke, 1990. Atelier : Créahm Bruxelles.© M.Thies/collection Trinkhall museum

Ce décloisonnement va comme un gant à ce qui était autrefois, c’est-à-dire à la fin du xixe siècle, un pavillon mauresque baptisé Trinkhall en raison du goût de l’époque pour un étrange néologisme, à mi-chemin entre l’anglais et l’allemand, associé aux lieux de divertissement. Cet ouvrage originel s’est retiré sur la pointe des pieds lorsque, dans les années 1960, une construction moderniste, tressant une couronne de laurier à la fonction et au béton, fut érigée. N’hésitant pas à forcer le destin administratif par le biais d’une occupation illégale, Luc Boulangé a choisi de perpétuer l’ADN populaire de cet endroit pour installer quelque vingt ans plus tard son Créahm, une association dont l’objectif est de révéler et de déployer des formes d’art produites par des personnes porteuses de handicap mental.

Défendre, aux heures sombres de la mondialisation, le parti des singularités. Notre projet est autant artistique que politique.

Très vite, l’initiateur du projet, artiste lui-même, a vu plus large. Il a décidé de lancer les bases d’une collection par le biais de demandes adressées de manière internationale à un réseau d’institutions analogues. Avec succès : dès 1981, le fondateur récolte en un tour de main deux cents oeuvres reposant sur un même principe d’ateliers de création partagée. Dans la foulée, Luc Boulangé se sert de ce fonds pour créer le CAD (Centre d’art différencié) qui devient en 2003 MAD (Musée des arts différenciés). Non sans embûches, quasi insalubre, l’espace, pour la transformation duquel un concours d’architecture a été organisé et remporté par Beguin-Massart dès 2008, devra patienter pas moins de douze ans avant d’accéder à la véritable reconnaissance que lui confère sa nouvelle apparence. Il était temps car, en près en de quarante ans, la collection du Créahm n’a eu de cesse de s’agrandir. Elle compte désormais plus de trois mille pièces dont certaines laissent pantois.

Puissance d’adresse

L’exposition inaugurale du Trinkhall témoigne non seulement de la formidable qualité et diversité de la collection mais également d’une approche de grande subtilité. La thématique choisie, celle du portrait et de l’identité, révèle cette  » poétique de l’écart « , l’expression est de Carl Havelange, propre aux arts situés. Alors que, dans la tradition de l’histoire de l’art consacrée, le portrait se vit comme un impérialisme, voire comme une célébration, il est ici envisagé sous le régime de l’inquiétude, du trouble, de la fragilité. Il dit moins une conscience de soi, rien n’est ici affirmé, qu’un doute identitaire, un risque d’effacement. La centaine d’oeuvres, débarrassée de pesants cartels, composant Visages/Frontières (1) appuie cette démonstration de façon brillante. Les questions se pressent dans le chef du visiteur. Qu’est-ce qu’un visage raconte de celui qui en hérite ? Qu’est-ce qu’être soi ? Autant dire qu’une sensation de vertige accompagne tout au long de ce parcours lumineux et éclairé.

Le Trinkhall museum comporte aussi un espace dédié à Pascal Tassini, qui fréquente l'atelier du Créahm, et dont l'oeuvre est constituée d'objets de récupération.
Le Trinkhall museum comporte aussi un espace dédié à Pascal Tassini, qui fréquente l’atelier du Créahm, et dont l’oeuvre est constituée d’objets de récupération.© Trinkhall Museum Muriel Thies

On notera qu’avec beaucoup de pertinence, l’équipe du musée n’a pas hésité à mettre le propos en perspective en accrochant également des artistes contemporains tels que les photographes Thomas Chable ou Anne de Gelas, voire Dany Danino et Hélène Tilman, quand il n’est pas question de trois petits auto- portraits de Rembrandt, d’un assemblage recyclé de Louis Pons ou d’une aquarelle de Zao Wou-Ki. Sans oublier un objet d’anthropologie semant le trouble, comme ce crâne surmodelé mélanésien dont les contours sont recouverts de diverses couches visant à reconstituer l’aspect d’une tête humaine. Face à cet artefact, l’oeil navigue dans les limbes de la représentation, quelque part entre la présence et l’absence, la vie et la mort. Bref, on touche à cette  » apostrophe muette  » mise au jour par Jean-Christophe Bailly dans son bel essai sur les portraits du Fayoum, criant ensemble de peintures funéraires remon- tant à l’Egypte romaine du Ier siècle.

A tout cela répondent les formats multiples de la collection. Le fil rouge qui les traverse ? Sans hésiter, cette même  » puissance d’adresse  » que souligne Carl Havelange. Chacune des oeuvres se dresse comme une énigme aussi magnétique qu’impossible à résoudre. C’est tout aussi bien Doreen McPherson qui dessine cette dramatique Lady with hand over her mouth, inspirée d’une photographie bien réelle de Picasso assistant à une corrida en compagnie de Jean Cocteau et d’une maîtresse, que Aunty, cet autoportrait à l’aquarelle de Mawuena Kattah. Il y a également les portraits pudiques, inspirés par les magazines féminins, de Pascale Vincke, ou encore Pierre De Peet dont les acryliques sur bois nous prennent à témoin. Le vaste panel des oeuvres déployées, qui comptent aussi des noms identifiés tels que Adolpho Avril, Pascal Duquenne, Dominique Théâte ou encore Victor Brauner, prouve que la grande variété des registres esthétiques utilisés, ceux-ci s’échelonnent de lignes croquées sur le vif à des travaux intériorisés labourés par des mécaniques répétitives. Le tout ne laisse pas indemne, agissant comme une inquiétante machine à brouiller, à délirer les frontières et les identités.

(1) Visages/Frontières : au Trinkhall museum, à Liège, jusque septembre 2021.

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