L’amour au temps de la Securitate

La grande Gabriela Adamesteanu fut le porte-drapeau de la dissidence roumaine. Elle signe un récit terrible sur le viol de la vie privée en régime totalitaire.

Si Gabriela Adamesteanu est aujourd’hui la grande dame des lettres roumaines, elle est longtemps restée une pestiférée au pays de Big Brotherescu. Son crime ? Etre la fille d’un pasteur, préférer Proust à Marx et, surtout, refuser que la langue de bois du régime serve de cercueil à l’imagination. Allergique au réalisme socialiste, cette traductrice de Maupassant a dû attendre d’avoir dépassé la trentaine pour publier en 1975 son premier roman, Vienne le jour, et, dix ans plus tard, un brûlot qui ressort en Folio : Une matinée perdue, tableau d’une Roumanie sacrifiée sur le funeste autel de la guerre puis du totalitarisme, deux spectres que la romancière embroche en déchaînant la sarabande d’une écriture parfois célinienne.

Comme des fantômes au royaume des ombres

Pour combattre la propagande communiste, Gabriela Adamesteanu n’avait que le fer de sa prose, une arme dont elle a usé avec habileté afin de contourner la censure, jusqu’au dégel. Elle a alors dirigé la Revue 22 – un hebdo créé au lendemain de la révolution de décembre 1989 – puis elle a pris les commandes du Bucarest culturel, tout en poursuivant une oeuvre traquée par un vampire nommé Nicolae Ceausescu. Il hante Situation provisoire, un vertigineux roman sur les affres de l’adultère dans une nation où la Securitate contrôlait tout, même les amours, qu’elles fussent officielles ou illicites.

Dans les bureaux du très kafkaïen  » Edifice « , l’institution culturelle où ils travaillent, Letitia Arcan et Sorin Olaru passent pour des  » éléments peu fiables  » parce qu’on les soupçonne d’être amants. Quand ils vont s’aimer dans la chambre minable que leur prête un ami, ils réussissent à conjurer leur peur mais ils en redeviennent bientôt les otages, comme s’ils étaient des fantômes au royaume des ombres. Mariée à un plouc carriériste, Letitia écrit en cachette des romans où elle tente de renouer avec la liberté, et Sorin, lui, essaie d’oublier qu’il est né sous une mauvaise étoile – il est le fils naturel d’un ancien militant fasciste.

Gabriela Adamesteanu décrit remarquablement l’insécurité de chaque instant et le viol permanent de l’intimité dans une Roumanie où l’oeil de Moscou se glisse au fond des coeurs, et jusque dans le lit des amants. Un roman terriblement accusateur, pour savoir comment on brise des êtres en faisant mine de construire leur bonheur.

Situation provisoire, par Gabriela Adamesteanu. Trad. du roumain par Nicolas Cavaillès. Gallimard, 510 p.

ANDRÉ CLAVEL

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire