» L’agresseur sexuel vit dans le déni « 

En vingt ans de pratique médicale, Emmanuel de Becker a rencontré des milliers de jeunes victimes d’abus sexuels et leurs agresseurs. Pédopsychiatre, il réagit aux scandales pédophilesqui secouent l’Eglise et intervientdans le débat sur le célibat des prêtres.

Pédopsychiatre et psychothérapeute aux cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles, Emmanuel de Becker y coordonne l’équipe SOS-Enfants, une cellule chargée d’évaluer et d’accompagner les situations de maltraitance physique, sexuelle et psychologique sur mineurs d’âge. Dans le cadre d’un programme thérapeutique, il a également rencontré des auteurs d’infractions à caractère sexuel après leur condamnation.

Le Vif/L’Express : Le pape vient d’affirmer que l’ex-évêque de Bruges Roger Vangheluwe et les autres ecclésiastiques auteurs d’abus sexuels sont des  » malades « , privés de leur  » libre volonté « . Ils ne seraient donc pas responsables de leurs actes. Que penser de tels propos ?

> Emmanuel de Becker : Il ne faut pas confondre maladie et responsabilité. Poser des actes pédophiliques, c’est transgresser un tabou essentiel : toucher sexuellement un enfant pour assouvir ses pulsions. La pédophilie définit avant tout un comportement. Si on retrouve chez la plupart des agresseurs sexuels d’enfants ce qu’on appelle parfois un trait pervers, le terme  » pédophilie  » ne dit rien de la personnalité de l’auteur des abus. Certains agresseurs sexuels atteints de psychose sont parfois jugés irresponsables et placés en établissements de défense sociale. Cela dit, les abus sexuels dont les auteurs sont des déficients mentaux ne sont pas les plus nombreux.

N’y a-t-il pas néanmoins une part de déviance chez des individus sexuellement tournés vers les enfants ?

> On peut en effet comprendre cette orientation comme une déviance, une maladie qu’il y a lieu de soigner, pour autant que le sujet la reconnaisse. Mais il serait simpliste d’affirmer qu’un malade est forcément irresponsable. La plupart des agresseurs sexuels décident de passer à l’acte en leur âme et conscience et ont à répondre de leurs actes. Prenons un exemple dans un registre différent : un mari irrésistiblement attiré par une femme autre que la sienne n’est pas maître de son désir, mais ce qu’il en fait relève de son choix. Soit il s’efforce de ne plus solliciter ce désir – il évite le contact avec la femme désirée, se confie à son épouse… -, soit il assume une relation extraconjugale. Dans le cas de la pédophilie, la gravité des actes tient à l’objet de la convoitise : l’enfant, qui n’est pas respecté pour ce qu’il est.

Le débat sur le célibat des prêtres, longtemps resté tabou dans l’Eglise, est relancé ces jours-ci par des évêques belges. Cette règle est considérée par beaucoup comme l’une des causes du phénomène des abus sexuels commis par ces clercs. Votre avis ?

> Face à cette règle du célibat, que fait le prêtre ? Il réprime sa sexualité ? Il la transcende ? Un prêtre reste un être humain et est donc confronté inéluctablement à ces questions. Pour certains, le célibat alimente une grande frustration sexuelle. D’autres, que j’ai eu l’occasion de rencontrer, ont un  » thermostat sexuel  » beaucoup plus froid. C’est l’héritage de leurs gènes, des interactions avec leur milieu et de l’investissement que leurs parents ont fait de leur corps. Chez les uns, la sexualité est très secondaire, chez d’autres, véritables dons Juans en carence affective, le besoin de séduire et d’être valorisés est irrépressible.

Il est question de renforcer la formation des futurs prêtres en matière sexuelle. C’est indispensable ?

> Ouvrir les futurs prêtres aux questions de la sexualité paraît judicieux. Tous les métiers de contact avec des mineurs d’âge devraient d’ailleurs bénéficier d’une sensibilisation au respect des droits de l’enfant. Mais l’axe de prévention principal doit se situer en amont, au niveau des familles, des interactions entre enfants et parents. Car un agresseur sexuel est, bien souvent, un individu qui a connu, dans son enfance, des liens d’attachement  » insécures » ou désorganisés.

Vous pouvez être plus précis ?

> Les études révèlent qu’à l’origine d’un comportement pédophilique il y a, en général, une défaillance dans la relation mère-enfant. L’agresseur sexuel a souvent été un enfant « investi », choyé par sa mère, puis brusquement délaissé, voire maltraité par elle. D’où des avatars, des blocages dans son développement psychoaffectif et sexuel. Il conviendra donc, dans le cadre d’un suivi thérapeutique, de considérer le passé de l’agresseur sexuel, ses liens avec ses parents.

Le scandale actuel donne à penser qu’il y a une plus grande proportion de pédophiles parmi les prêtres et les religieux que dans le reste de la société. Que disent les statistiques ?

> Selon les chiffres de l’Office de la naissance et de l’enfance, 90 % des abus sexuels sont commis dans le cadre familial au sens large. Je ne crois pas qu’il y ait plus de pédophiles dans l’Eglise qu’ailleurs. Mais il est certain qu’un individu attiré sexuellement par les enfants va s’orienter, sans forcément avoir conscience de son penchant sexuel, vers une activité professionnelle ou para-professionnelle qui le mettra en contact avec des enfants : instituteur, moniteur, animateur de chorale, surveillant de plaine de jeu, prêtre, pédiatre, pédopsychiatre… Pour d’autres, le choix professionnel suit une orientation pédophilique depuis longtemps ancrée en eux.

Certains facteurs favorisent-ils le passage à l’acte ?

> Oui, des facteurs internes ou liés au milieu. Une  » carrière  » de pédophile peut commencer dès l’adolescence. Mais il peut arriver aussi que le passage à l’acte se réalise tardivement, comme orientation sexuelle secondaire. J’ai rencontré des grands-pères qui, avant d’abuser sexuellement, à 70 ans, d’un ou de plusieurs de leurs petits-enfants, n’avaient jamais commis de tels actes. C’était l’été, le petit garçon sortait de la piscine, le grand-père l’a essuyé et il y a eu passage à l’acte. Cela signifie que son orientation pédophilique ne s’était pas révélée jusque-là.

Les agresseurs sexuels acceptent-ils de se remettre en question, d’admettre le caractère inacceptable de leur comportement ?

> Il est rare qu’une personne reconnaisse spontanément que son comportement ne convient pas, qu’elle doit mettre un terme à des années d’égarement. L’abuseur vit dans le déni. La plupart du temps, la reconnaissance de l’abus est activée par l’entourage ou la société, qui exerce une pression sur l’auteur des faits.

La récidive est fréquente chez les abuseurs sexuels, entend-on dire. C’est aussi votre avis ?

> Le risque de récidive est lié à l’individu concerné, à la qualité de l’entourage, à la réaction de l’enfant et à la réponse judiciaire et psychosociale de la société. L’humain tend, en général, à répéter un comportement qui lui a procuré du plaisir. Se crée donc facilement une addiction sexuelle. La société, elle, n’interviendra que si l’abus est porté à sa connaissance, si l’enfant a parlé ou fait comprendre ce qu’il vit. C’est loin d’être toujours le cas. Bien des pères abuseurs, aidés par la loi du silence appliquée dans la famille, parviennent à agresser de façon répétée plusieurs de leurs enfants.

Comment s’instaure cette loi du non-dit ?

> Dénoncer un père, un grand-père, un oncle ou un prêtre pédophile représente un geste complexe pour un enfant. Certains agresseurs sexuels sont brutaux, assouvissent une pulsion sans ménagement. Mais d’autres trouvent leur plaisir dans le déploiement d’une longue stratégie. Ils tissent patiemment leur toile autour de la victime, qui tombe dans le piège. L’acte sexuel est, pour ces agresseurs, presque secondaire. Ils veulent  » posséder  » l’enfant plus que le masturber ou le sodomiser. Un prêtre va placer sa petite victime sur un piédestal, va créer une bulle autour d’eux pour isoler l’enfant de ses camarades. Et il va le plus souvent recourir à la manipulation et au chantage. Il dira au garçon :  » Tu sais, c’est bien ce que nous faisons. « 

Comment réagissent en général les victimes ?

> Elles se sentent coupables d’avoir été attrapées dans la toile d’araignée et honteuses de la part de plaisir qu’elles ont pu ressentir. Certains enfants, éveillés dans leur sexualité, vont même, dans certains cas, relancer l’agresseur. D’autant que les enfants sont initiés de plus en plus tôt à une sexualité hard à travers Internet. De plus en plus fréquemment, leur premier modèle sexuel est cette sexualité pervertie. Les parents n’y sont pas assez attentifs. Voilà pourquoi on constate une forte augmentation des cas d’agressions sexuelles commis par un ou plusieurs aînés d’une fratrie sur les plus jeunes. De même, un enfant dont la sexualité a été précocement éveillée par les stimulations des images d’Internet sera une proie facile pour un pédophile.

Votre collègue pédopsychiatre, Peter Adriaenssens, ex-président de la Commission chargée de recueillir les plaintes pour abus sexuels commis par des prêtres, qualifie les victimes de  » survivants « . Un terme approprié ?

> Restons prudents dans l’utilisation des termes  » survivants  » ou  » morts-vivants « . Aucune vie ne se construit sans heurts et nous grandissons de nos échecs, des coups subis. Mais je ne veux pas mésestimer pour autant la gravité de certaines agressions sexuelles, qui marquent à jamais l’intégrité psychique d’un individu. L’arrêt de la maltraitance ne signifie pas la fin du traumatisme. Il peut ronger la victime pendant des décennies, rejaillir sous forme de cauchemars, de flashs à la vue d’un individu ou d’une situation qui rappellent le passé douloureux. Il m’arrive aussi de rencontrer des parents de victimes d’actes pédophiliques plus durablement traumatisés que l’enfant lui-même.

La parole et l’encadrement d’une thérapie n’ouvrent-ils pas des perspectives de résilience, de dépassement du traumatisme ?

> Tout dépend de la gravité des faits, de leur caractère chronique ou non, de la qualité de l’entourage, de la personnalité de la victime. Un jeune à l’aise, sûr de lui, aura plus de facilités à s’en sortir qu’un enfant isolé dans sa classe et peu entouré par ses parents. Le lien entre l’agresseur sexuel et l’enfant est également fondamental : si l’abuseur est une personne familière – père, grand-père, oncle… -, le traumatisme sera plus intense. Car l’enfant ne peut intégrer le fait que la personne censée l’éduquer et le protéger est celle qui l’agresse.

Retrouvez-vous souvent les mêmes types de souffrances ?

> Chaque victime a son propre parcours. Un même abus peut avoir une portée traumatique énorme sur une personne et très limitée sur une autre. On peut même aller plus loin : certains enfants victimes d’agressions horribles, d’intrusions avec blessures physiques, réussissent à dépasser leur trauma, alors que d’autres jeunes, non directement touchés dans leur corps mais contraints d’assister à des scènes de violence sexuelle, peuvent subir un choc qui détruit leur  » colonne vertébrale  » psychique. Un garçon que son père dés£uvré et imbibé d’alcool force à regarder des films pornos est d’autant plus en souffrance qu’il n’ose pas dire qu’il voudrait ne pas voir de telles images.

De quelles manières les victimes tentent-elles d’exorciser les situations de maltraitance ?

> Certaines extériorisent leur traumatisme en écrivant l’histoire de leur vie, de leur souffrance. Les bonnes librairies ne manquent pas de livres écrits par des victimes d’abus sexuels et autres. D’autres développent une fibre artistique : la sculpture, le dessin, la peinture… Leurs productions sont souvent lourdes, chargées de couleurs. D’autres encore ou leur entourage créent des associations pour que leur drame serve à quelque chose, devienne un outil pour les autres.

Fallait-il publier les témoignages des victimes d’abus commis par des hommes d’Eglise ? Le rapport Adriaenssens ne réveille-t-il pas beaucoup de souffrance parmi les victimes ?

> Des victimes peuvent trouver une forme d’apaisement après s’être exprimées. D’autres, en revanche, doivent à nouveau affronter, à cause de l’intervention de la société, un traumatisme caché au 33e sous-sol. On appelle cela la  » victimisation secondaire « . Beaucoup s’imaginent que la seule solution pour atténuer la souffrance d’une victime est de la faire parler. Certaines demandent et redemandent en effet à pouvoir revenir sur les faits. Mais d’autres abusés aspirent au silence, à la discrétion. Ils veulent passer à autre chose. Voilà pourquoi je ne suis pas persuadé du bien-fondé de l’instauration d’une commission d’enquête parlementaire, qui risque de mettre les victimes à l’avant-plan.

ENTRETIEN : OLIVIER ROGEAU

 » L’agresseur a souvent été un enfant choyé par sa mère, puis délaissé «  » Des enfants d’internet sont initiés très tôt à la sexualité hard « 

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