« L’Afrique paie une absence de vision »

Le président de la République du Niger esquisse l’avenir d’un pays frontalier du Mali, du Nigéria et de la Libye. Il déplore le piètre bilan de l’Union africaine, 50 ans après sa création. Et prône le développement et la démocratie comme remparts contre la menace djihadiste.

Le Vif/L’Express : En Europe comme en Afrique, quelques leaders d’opinion assimilent le dispositif Serval déployé au Mali au énième avatar de la Françafrique. Que vous inspire ce jugement ?

› Mahamadou Issoufou : Il n’est pas fondé. Si la Françafrique signifie ces réseaux, ces complicités qui nuisent à l’intérêt des peuples, Serval lui est étranger. Jamais, aux yeux des Africains, une intervention militaire n’a été si populaire.

Voyez-vous dans le naufrage malien la rançon de l’arbitraire colonial – Etats faibles et frontières artificielles – ou celle de l’échec des instances continentales, Union africaine (UA) en tête ?

› Voilà maintenant plus d’un demi-siècle que nous sommes indépendants. On ne peut plus passer notre temps à pleurnicher que tout est de la faute de l’autre, de la colonisation. Celle-ci nous a divisés ? C’est vrai. Mais aujourd’hui, nous avons la possibilité de nous unir. Pourquoi ne le fait-on pas ? Ce 25 mai, nous fêtons le cinquantenaire de la création de l’OUA (l’Organisation de l’unité africaine, devenue l’UA). Mais quand on en dresse le bilan, un constat s’impose : il n’y a pas eu assez d’effort dans le sens de l’intégration, qu’elle soit politique ou économique. On aurait quand même pu, en cinquante ans, mettre en place une stratégie de défense et de sécurité commune. Si nous l’avions fait, la crise malienne aurait été réglée par les Africains eux-mêmes.

Quelle est la raison profonde de cette apathie ?

› L’absence de vision. Au tournant des années 1960, il y avait parmi les pères fondateurs de grands visionnaires, tel (le Ghanéen) Kwame Nkrumah, convaincus que l’Afrique devait s’unir ou périr. Hélas, ils n’ont pas été suivis. Cette carence renvoie au défaut de valeurs communes, notamment en matière de démocratie et de justice. Au temps de la guerre froide, les chefs d’Etat du continent se rangeaient dans trois ou quatre camps antagonistes. De même, les dictatures militaires ont, comme la tyrannie des partis uniques, fait régresser profondément l’Afrique. Voilà ce que l’on paie aujourd’hui.

A l’instar du Mali, votre pays a connu diverses rébellions touareg armées. Jugez-vous le Niger immunisé contre un nouvel épisode de cette nature ?

› En Europe, on dit volontiers que cette communauté est ostracisée. Ce qui ne correspond pas nécessairement à la réalité du Niger ou du Mali. En fait, sous les régimes d’exception, c’est le peuple tout entier qui se trouve marginalisé, confronté aux mêmes épreuves. Partout, le paysan manque d’eau, son enfant ne va pas à l’école et n’est pas soigné, la pénurie alimentaire guette, les infrastructures manquent. Cela posé, les rébellions que vous évoquez, fondées ou pas, appellent des réponses. Ainsi, nous avons instauré une politique de discrimination positive en faveur des populations du Nord.

La décentralisation des pouvoirs, que vous préconisez, doit-elle aller jusqu’au fédéralisme ?

› La décentralisation suffit dès lors qu’il s’agit de permettre aux citoyens de prendre en main la gestion de leurs affaires à l’échelon local. Pas besoin pour ce faire d’adopter un système fédéral. Mais on ne décentralise bien qu’au sein d’un Etat solide. Gardons-nous de mettre la charrue devant les boeufs.

L’échéance de juillet, s’agissant des élections maliennes, vous paraît-elle réaliste, alors que tout reste à faire sur le chantier de la réconciliation ?

› Méfions-nous du fétichisme des dates : l’essentiel, c’est la tenue d’élections transparentes, exemptes des germes de contentieux futurs. En Afrique, nombre de conflits récents résultent de scrutins bâclés ou truqués.

Au regard du précédent peu convaincant de la République démocratique du Congo (RDC), le déploiement annoncé d’une force des Nations unies offre-t-il au Mali une réponse adéquate ?

› A condition que ladite force soit pourvue d’un mandat offensif. Et non pas, comme hier en RDC ou dans les Balkans, entravée par une feuille de route trop défensive.

Dès juin 2011, vous avez mis en garde vos pairs du continent contre une  » somalisation « , donc une dérive anarchique et milicienne, de la Libye. Tenez-vous ce pays pour le foyer d’instabilité régionale le plus inquiétant ?

› Absolument. Un mois plus tôt, au sommet du G8, j’avais attiré l’attention sur les deux risques majeurs guettant l’échiquier libyen : la somalisation et la conquête du pouvoir par les intégristes. Hélas, ces deux dangers demeurent, et constituent une source de déstabilisation pour tout le Sahel.

On a longtemps considéré que l’islam africain sécrétait ses propres antidotes aux dérives radicales. Etait-ce à tort ?

› Non. Mais les temps ont changé. Al-Qaeda exerce son influence partout, en Afrique comme ailleurs. Au Niger et au Nigeria prévaut pourtant un islam modéré, pacifiste, attaché aux autorités traditionnelles. On parle chez nous des  » marabouts des vestibules « . Allusion à l’influence qu’ils exercent dans les antichambres des pouvoirs coutumiers.

Le remède repose selon vous sur le triptyque sécurité développement-démocratie. Mais les promesses en la matière sont bien moins tangibles que les dollars des djihadistes…

› Exact. Voilà pourquoi il faut combiner les deux approches. Sécuritaire à court terme. Tournée vers le développement à long terme. C’est ainsi que l’on fera reculer la pauvreté, terreau sur lequel prospèrent les extrémismes.

Est-il vrai que le Niger a dû puiser dans les budgets de la santé et de l’enseignement pour financer le renforcement de sa sécurité ?

› Hélas, oui. Il nous a fallu distraire des ressources substantielles des secteurs de la santé, de l’éducation ou du développement rural.

Quatrième producteur d’uranium du monde, le Niger reste lanterne rouge au palmarès du développement humain des Nations unies. Cherchez l’erreur…

› Ce secteur de l’uranium doit nous fournir davantage de revenus. Voilà pourquoi nous tenons à rééquilibrer nos partenariats, avec (le groupe français) Areva comme avec les autres. Mais ça ne s’arrête pas là. Le Niger n’est pas un pays pauvre, mais un pays mal géré. Le surcroît attendu de recettes fiscales doit être efficacement dépensé. Ce qui suppose de mettre fin à la corruption et à la fraude, et d’améliorer la gouvernance.

Niamey exportera du pétrole dès l’an prochain. Qu’attendez-vous de cette manne ?

› Les moyens de financer notre développement économique et social. J’ai lancé un programme de renaissance, qui nécessite la mobilisation de 12 milliards de dollars – soit plus de 9 milliards d’euros -, dont la moitié au plus viendra de l’aide internationale.

Encore faut-il échapper au miroir aux alouettes énergétique, qui a conduit tant de pays africains à sacrifier des activités vitales, notamment agricoles.

› Dans ce cas, l’atout naturel devient une malédiction plutôt qu’un bienfait. A nous de préparer sans tarder l’après-uranium et l’après-pétrole. Donc d’investir dans l’équipement – routes, voies ferrées, énergie -, l’école, la santé, l’accès à l’eau, l’agriculture.

L’Occident s’extasie devant les taux de croissance subsahariens. Les peuples profitent-ils vraiment de l’envolée – inégale d’ailleurs – des PIB ?

› L’Afrique est le continent de l’avenir. La croissance nigérienne dépassera les 10 % en 2013 et au-delà. Mais elle doit être partagée, inclusive, et contribuer à bâtir une société plus égalitaire.

L’ancrage démocratique passe-t-il par l’essor des sociétés civiles ?

› La démocratie, même si on ne peut la réduire à cela, ce sont d’abord les élections. La liberté pour un peuple de choisir en conscience ses dirigeants. Quelles organisations concourent à l’expression du suffrage ? Les partis politiques. Pas de démocratie sans partis. Les pays qui ont tenté de s’en passer ont échoué. Même si les instances de la société civile ont leur rôle à jouer, ce sont ces partis dotés d’une forte assise qui contribuent à stabiliser les institutions.

Un chef d’Etat, estimez-vous, ne doit pas rester plus de dix ans au palais. Nombre de vos pairs africains ont piétiné leur serment en la matière. Résisterez-vous à la tentation du temps additionnel ?

› Voilà deux ans que je suis président, et je me demande encore par quel mécanisme germe l’idée de s’incruster au pouvoir. Comment peut-on, après une décennie aux commandes, songer à manipuler les Constitutions pour briguer un nouveau mandat ?

PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT HUGEUX

 » En Afrique, nombre de conflits récents résultent de scrutins bâclés ou truqués  »

 » Sécurité et développement : c’est ainsi que l’on fera reculer la pauvreté, terreau sur lequel prospèrent les extrémismes  »

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