L’académie des étoiles filantes…

Star Academy, Loft Story, Big Brother, etc. : nos soirées télé sont phagocytées par les images de ces  » reality-shows  » ( ?) que nos enfants, petits-enfants (ou l’enfant qui sommeille en nous) nous entraînent à regarder, à notre corps défendant… ou consentant.

Il y a peu, j’observais mes petites filles de 12 et 10 ans, accrochées à leur TV pour vivre des émissions qu’elles attendent avec impatience, telles que Le maillon faible, Les aventuriers de Koh-Lanta et Star Academy. Leur fascination me décevait … mais m’obligeait à m’y intéresser, à tenter de comprendre le pourquoi et le comment de cette passion. J’ai surmonté ma défiance instinctive et regardé ces émissions omniprésentes. Je l’avoue sans fausse honte, j’ai été  » accroché  » par ces machiavéliques et modernes jeux du cirque. J’ai bien dû le reconnaître : si mon esprit a toujours entendu demeurer critique, mon coeur, lui, voulait savoir qui allait être éliminé. Dans notre société de compétition et d’exclusion, la manipulation médiatique joue gagnante à tous les coups et pour tous les âges.

Trois mamelles nourrissent ces nouveau-nés télévisuels: voyeurisme, sadisme, cynisme. Voyeurisme: nous sommes entrés dans l’ère de Big Brother (le nom initial de Loft Story !). Sadisme : la vie est plus que jamais compétition, exclusion, élimination des plus faibles. Et, de plus – comme prévu par Orwell ! -, élimination par les membres de leur propre tribu ou famille. Cynisme : tout est fait, dans ces jeux cruels, pour que les participants se détestent, se déchirent entre eux … et éjectent les plus sympathiques et les plus solides (donc, les plus dangereux en finale). Ce qui est valorisé, c’est l’individualisme, le calcul tactique, la victoire à tout prix, fût-ce au détriment des vraies relations humaines.

Malheur au  » maillon faible « , le plus gentil, le plus honnête… et parfois le plus fort. Le Maillon faible, émission subtile au second degré, caricature férocement ces dérives de nos sociétés moutonnières.

Star Academy, jusqu’à présent, c’est l’aboutissement le plus accompli de cette logique de la course à l’audience. Peu importe que les règles du jeu changent en cours de partie. Seule compte la performance, celle de l’audimat plus encore que celle des supposés chanteurs. Certes, Star Academy, à l’inverse de Loft Story, tend à montrer la nécessité de l’effort et du travail. Mais la production, pour entretenir la tension, a recruté Jean- Pascal, dit JP, le déviant, le contestataire, le perturbateur chargé de mettre un peu d’animation dans ce qui pouvait apparaître comme un peu trop scolaire. Au risque, presque réalisé, qu’il échappe au contrôle des apprentis sorciers qui lui ont donné une vie médiatique. C’est de toute justesse, à force de manoeuvres de coulisses, qu’ils sont parvenus à faire élire Mario le chanteur plutôt que JP le clown. JP : quel exemple pernicieux (grossièreté, refus de la discipline et des règles, violences verbales, sinon physiques, mépris de l’autorité) pour les jeunes! Lesquels, hélas!, le plébiscitent à plusieurs reprises : ils s’identifient à lui, à sa liberté ( ?) de ton, à son rejet des contraintes sociales, et éliminent de préférence ceux auxquels les « profs » ont attribué les meilleures notes. Autre question troublante : pourquoi un seul candidat mérite-t-il de partir avec la totalité de l’indécent magot d’un million d’euros (pas mal pour trois mois de petits efforts !)?

Une Académie d’étoiles doublement filantes : ainsi risque de se révéler cette Star Academy, une fois éteints les lampions de la fête télévisuelle. Filantes, ces  » étoiles  » artificiellement survitaminées : combien de temps brilleront-elles au firmament de la chanson ? « Filantes » aussi, car les dispositions des contrats signés à la hâte sous la pression des mirages de la piste aux étoiles les obligent à  » filer doux « , à s’interdire tout ce qui pourrait remettre en cause le système.

Voyeurs nous sommes, voyeurs nous sommes possédés : en regardant ces jeunes, nous nous regardons. Paradoxe de ce voyeurisme : ce type de TV est un miroir, le miroir de notre société et de nous-mêmes. Sur l’écran se trouvent magnifiés l’argent-roi, la performance, la victoire, le truquage, l’exclusion, l’élimination. Est-ce cette TV-là que nous voulons pour nos enfants ? Que pouvons-nous faire pour que la TV, demain, soit moins poubelle et plus belle ? Réagir . Après tout, si la TV, en ses émissions dites de  » réalité « , est un miroir, c’est un miroir déformant : tout n’est pas si plat, si moche, si insignifiant dans notre monde. Comme nous y invite Antonio Gramsci, fécondons le pessimisme de l’intelligence par l’optimisme de la volonté, la lucidité par la générosité. Faisons en sorte que la TV soit, pour ceux d’entre nous qui le souhaitent, vraiment plus belle, plus riche, plus stimulante.

N’empêchons pas nos enfants, aujourd’hui, de regarder ces dérives inquiétantes. Débattons avec eux du décor et de l’envers du décor, situons avec eux les vrais enjeux, élaborons avec eux les valeurs essentielles, démystifions les mirages du bonheur virtuel. La TV d’aujourd’hui et de demain constitue un enjeu politique et social majeur.

A partir du constat sociologique, faisons de nous et de nos enfants des citoyens actifs, engagés, décidés à surmonter leurs actuelles déceptions.

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

par Marcel Bolle De Bal, professeur émérite de l’ULB

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