Kunstenfestival des arts

En mai, choisis ce qu’il te plaît dans le copieux programme du KunstenFestival des Arts: 23 jours, 29 manifestations, 15 créations dont 8 projets belges! Des chiffres éloquents pour la sixième édition d’un festival qui galvanise chaque printemps la scène bruxelloise

Elle a du flair, des idées claires, du coeur au ventre. Et elle est têtue, Frie Leysen, la dame qui osa, au printemps de 1994, ce que personne n’avait jamais tenté: un KunstenFestival des Arts à Bruxelles, tendant la main aux deux communautés du pays, celles du Nord et du Sud, et lançant des invitations de par le monde. De sérieux remous dans les subventions (et le calme succède, très lentement, à la tempête!) avaient rendu provisoirement son festival biennal. Mais, depuis 2000, il est bien décidé à refleurir chaque mois de mai.

La sixième édition ne se gargarise pas de thématique savamment recomposée à partir d’une programmation coup de coeur: « N’y cherchez pas un thème, un territoire, une langue, une esthétique ou une discipline unique. Le KunstenFestival des Arts est hybride puisque son siècle l’est. ». Frie Leysen donne le ton et continue de brasser les métissages, ceux dont la richesse s’abreuve aux quatre coins du monde, le nôtre y compris, le tout surtitré bilingue! Le chant, la parole, le corps auront donc les couleurs de la Sicile, de la Croatie, de l’Argentine, de l’Australie, de l’Afrique du Sud, de la France, du Mexique, des Etats-Unis, du Liban, de la Chine, de la Belgique. Et l’on goûtera (au sens propre) aux mets des uns et des autres, chaque jour, au coeur névralgique du festival, qui bat cette année à la Maison du spectacle-La Bellone, au centre du quartier populaire et historique de la place Sainte-Catherine. La fête, celle qui est comprise dans le mot « festival », a besoin d’un lieu pour respirer, se rejoindre avant, après les spectacles, oser regarder les artistes les yeux dans les yeux et leur parler, un lieu où s’informer autour d’un verre, d’un plat.

Au Kunsten (une abréviation affectueuse entrée dans les moeurs, ce qui en dit long sur son implantation réussie), on parle d’abord d’hommes, avant les productions ou les spectacles. S’y invitent ceux qui créent, et la porte leur est ouverte, s’ils le souhaitent, parfois avec audace sur des terres inconnues. Frie Leysen prend le temps de la rencontre, elle devine les rêves enfouis, flaire les dons, et elle se trompe rarement. Ainsi, en 1998, avait-elle confié au Sud-Africain William Kentridge et à sa troupe des Handspring Puppet Company la mise en scène du Retour d’Ulysse de Monteverdi. Un tout premier opéra pour ces mains si habiles à créer et à faire jouer de superbes marionnettes de bois tout en la combinant avec l’animation sur écran. Kentridge revient cette année – la fidélité n’est pas un mot vain au Kunsten – avec d’autres formes de marionnettes, à tige, en théâtre d’ombres et en étranges « masques corporels » qui tenteront de rendre palpable La Conscience de Zeno, d’Italo Svevo, transformé ici en oratorio (musique de Kevin Volans).

Quant au cycle Monteverdi, il reprend vigueur avec le Couronnement de Poppée en réécriture condensée, avec un bon zeste de subversion par les complices Baudouin de Jaer et Charlie Degotte. Il s’arrime une nouvelle fois à l’art d’Ingrid von Wantoch Rekowski, passionnée par la structure musicale et l’expression de la chair humaine: en ont découlé deux incroyables et formidables spectacles à partir des madrigaux de Monteverdi, Cena Furiosa et A-Ronne II (partition de Berio puisant chez le premier génie de l’opéra), qui sont présentés ici dans des versions retravaillées.

Le versant théâtre musical du festival comprend encore une oeuvre rare, un cycle de lieder avec piano, une passion physique et spirituelle, autobiographique, Le Journal d’un disparu de Janacek, dans une exploration du metteur en scène français Claude Régy.

Dans le lard des clichés

« L’identité s’assèche quand elle n’est pas irriguée par l’échange », dit aussi Frie Leysen, qui renforce les liens entre le Nord et le Sud du pays, comme s’y attachent aussi les Halles de Schaerbeek avec leur festival Place publique. D’Arne Sierens, collaborateur d’Alain Platel et de Johan Dehollander, Niet alle Marokkanen zijn Dieven verra à Bruxelles sa création française (traduisez: « tous les Marocains ne sont pas des voleurs »), avec les mêmes acteurs qui l’ont jouée en Flandre. Belges et Marocains s’y mettent ensemble pour « rentrer dans le lard des clichés », en s’appuyant sur une solide connaissance du terrain de l’injustice, du désoeuvrement, de la différence culturelle considérée comme une tare. Une oeuvre explosive, qui a déchaîné les passions au Nord du pays et que l’on pourra voir dans les deux versions linguistiques!

Josse de Pauw, le créateur flamand qui plonge avec allégresse et intelligence sarcastique dans toutes les formes d’art, créera pour le Kunsten Übung (exercice, en allemand) où des enfants, sur scène, imiteront les gestes et attitudes des adultes filmés lors d’une soirée-caviar dans une propriété de luxe. Un flagrant délit de gaieté forcée, de vagues à l’âme, avec violoniste de l’Est et poète du dimanche. Le films est projeté en noir et blanc, mais muet: aux enfants, copies miniatures des grands, à le restituer: singerie ou répétition du futur? Ce spectacle, créé par de Pauw et la Compagnie Victoria, de Gand, se profile en tout cas comme un des spectacles les plus détonants, les plus osés proposés par Frie Leysen.

Lorent Wanson sera aussi de la partie, avec une oeuvre qui a bouleversé le public du Théâtre national en septembre: Les Ambassadeurs de l’Ombre. Des exclus du quart-monde de la capitale, qui n’étaient jamais montés sur une scène, démontaient par le jeu, le chant, la danse, le mot, les rouages d’une descente aux enfers et ils vivaient, le temps d’une scène, des désirs toujours tus. Ils rêvaient de reprendre ce qui fut un travail forcené, lentement élaboré avec eux par Lorent Wanson et Elisabeth Ancion. C’est un vrai, un gros coup de coeur du Kunsten de le permettre.

Les langues se délient aussi dans des contrées lointaines aux sonorités latines. Le Mexique de Claudio Valdés Kuri, chanteur, musicologue, cinéaste et metteur en scène, exhume les castrats, exhale avec une ironie impudique les mutilations destinées à la frivolité et à la pâmoison des quêteurs de virtuosité. La fête galante sur une piste de corrida, avec vrais chanteurs, faux eunuques, anecdotes et rigueur musicale: baroque rocambolesque pour ces De Monstruos y prodigios!

Point de piste de sable mais une salle de bains pour l’Argentin Federico Leon, dramaturge et cinéaste. De l’eau, de l’eau, qui mouille une mère, son fils, son petit-fils dans une incroyable métaphore liquide des âmes et des angoisses du monde, répétée plus d’un an dans une baignoire. Quoi de mieux pour détremper toute convention théâtrale et noyer l’artifice! D’Italie, la compagnie Scimone Sframeli amène La Festa, créée au Festival de Gibellina en 1999: on y aborde la difficulté, poussée jusqu’à l’absurde, de se tolérer entre père, mère et fils, un jour d’anniversaire, dans un lieu aux allures d’entonnoir, mais au travers d’une véritable partition textuelle où les mots sont les notes, sur un rythme répétitif, avec syncopes, pizzicati et silences. Musique, encore, dans ce Kunsten!

Autre éclair jailli d’Italie, l’ Hedda Gabler du Teatro Clandestino, où se superposent les gros plans filmés des visages des acteurs tandis que l’action se déroule loin du public, à l’arrière-plan, sur une scène à écrans multiples, avec trompe-l’oeil, pour mieux pénétrer dans les interstices des dialogues de l’histoire.

De la scène la plus innovante de Zagreb, Bobo Jelcic et Natasa Rajkovic débarquent avec Histoire incertaine (1999) où l’intimité d’une famille se théâtralise par le scalpel agissant sur le réel d’un après-midi banal, dans un appartement. Un jeu de la vérité perclus de contradictions: drôle, profond, redoutable.

L’acteur et l’écran

Le festival grouille de formes d’art multiples, de ces tissages de vidéo et photographie, de séquences filmées mêlées aux performances d’acteurs, un pied dans la transgression, un autre dans l’exploration de l’inédit. Elles forcent le spectateur à décrypter le réel avec d’autres moyens, parfois hermétiques, mais qui déstabilisent ses ornières de confort d’écoute et de vision.

Dans ce créneau dont Bruxelles 2000 nous a aussi abreuvés, Frie Leysen livre plusieurs « performances », dont celle de l’Américaine Claude Wampler, une solitaire excentrique qui exploite autant l’opéra et la danse que le théâtre et les arts plastiques. « Dans Présence-Absence, précise cette New-Yorkaise déjà croisée au Kaaitheater à Bruxelles, je m’efforce de rendre l’absence d’un corps aussi tangible que sa présence. » Une manière de pervertir l’objet d’art et l’art vivant. .

Entre Claude Wampler et Walid Ra’ad, le Libanais, rien de commun. Le directeur de l’Atlas Group présente à Bruxelles The Dead Weight of a Quarrel Hangs (Le Poids mort des querelles suspendues), soit plusieurs facettes d’un stupéfiant travail de recherche sur la mémoire enfouie du Liban lacéré par la guerre entre 1975 et 1990: photographies et films mis en perspectives, lecture-performance de carnets de notes, installations..

La photographie est également au coeur du travail de l’Australien d’origine chinoise William Yang. Blood Links (1999), son septième monologue mêlant diapositives, récits et musique, trace le chemin du retour aux sources d’une famille, le chemin d’une migration des identités, une manière d’abolir le lointain et l’intime.

De Chine, encore, dont Free Leysen fut l’une des premières à nous faire découvrir les formes d’art alternatives, engagées et interdites là-bas, Zhenzhong propose I Will Die (Je vais mourir): une prolongation de l’expérience menée à Shanghai où ce vidéaste demandait à ses compatriotes de dire devant la caméra cette petite phrase. Il projette ce même type de démarches avec des Bruxellois. « Ne te détourne pas de tes difficultés, fais-leur face avec tranquillité, dit un précepte zen »!

Dans ces arcanes de ce que l’on appelle les installations, on pourra voir aussi le travail du collectif d’artistes belges Maquette X XX et de Verbindingen/Jonctions, au chevet de l’usage créatif des nouvelles technologies, sans oublier Captures, qui bousculera toutes vos perceptions, aux Halles de Schaerbeek. Quant aux joyeux fous français du Grand Magasin, ils digéreront en temps réel le Kunsten et vous en offriront leur vision remixée les mercredi et samedi!

Pour tout savoir, des lieux et des jours, des hommes et des prix (très raisonnables), du menu gargantuesque du week-end d’ouverture les 4 et 5 mai: 46, rue de Flandre (Maison du spectacle-La Bellone), à Bruxelles. Tél.: 070-222 199. Et www.kunstenfestivaldesarts.be

Michèle Friche

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