Keith Jarrett continue

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Avant son concert – complet – au palais des Beaux-Arts, revenons au parcours éblouissant du virtuose américain, doté d’un grain sonore exceptionnel, au diapason d’une forme d’engagement monacal.

Si on classe un musicien par ses caprices, même musicaux, même en jazz, alors le pianiste américain Keith Jarrett – né en 1945 aux Etats-Unis, en Pennsylvanie – se trouve en assez bonne position au top 50 des chipoteurs. Mais l’homme irritable et passionné, qui peut interrompre un concert parce qu’un spectateur tousse, transcende ses manies les plus tatillonnes. Dès qu’il débute à Bruxelles, en 1967, comme side-man de Charles Lloyd, il crée des premiers éblouissements inoubliables :  » Je l’ai découvert dans un club à Uccle et puis je l’ai revu à Bilzen, en trio, à l’été 1968. Il m’avait tellement impressionné que je me suis précipité pour l’engager « , explique Pierre Sterckx, critique d’art et fondu de jazz (1). Sterckx emprunte 25 000 francs belges –  » une somme  » à son copain Hergé, et fait jouer Jarrett au Théâtre de Poche. Miracle dans le bois de la Cambre, Hergé est tellement confondu par la virtuosité de Jarrett et son empathie fusionnelle avec le clavier qu’il balaie instantanément la dette. Pour Sterckx, le choc est plus viscéral encore :  » C’est comme si Debussy n’était pas mort, et puis il y avait déjà les ponctuations vocales qui accompagnaient la prestation, comme chez Glenn Gould.  »

Debussy, Gould : le panthéon dessine un jazz qui tutoie le classique, naturellement, sans complexe ni ambiguïté. D’origine hongroise, Jarrett a gardé dans son ADN une européanité sentimentale : d’ailleurs, il ne cessera jamais d’interpréter et d’enregistrer les plus lumineux, Bach, Mozart, Haendel. En passant dans le team de Miles Davis en 1970, Jarrett se confronte aussi à l’obsession davisienne pour l’improvisation : il en tirera moins de goût pour la fusion que pour la conjugaison des humeurs improvisées et solitaires, en lien organique direct, charnel et sacré, avec le piano.

Solo et rubato

Si la carrière de Jarrett est multiple, ce sont ses échappées solo qui vont construire sa réputation de manitou incandescent. En réécoutant son classique absolu sorti en 1975, The Köln Concert – l’album jazz solo le plus vendu de tous les temps, 3,5 millions de copies – on est frappé par le maelström ininterrompu de musique. Bien que le disque de 66 minutes soit divisé en quatre parties inégales, le jeu de Jarrett semble sans fin ni entraves stylistiques. Hypnotique, à la fois gavé et volatil. On y perçoit des affleurements classiques, mais aussi du gospel, du blues, peut-être du rock et très certainement du jazz. On dit aussi que, comme chez Chopin, Jarrett use du rubato, cette variation du tempo de quelques notes de la mélodie, qu’il accélère ou ralentit à volonté. Cela nourrit l’imagination des décrypteurs de partition – il ne la publiera que bien plus tard – mais peut aussi s’absorber à l’instinct, sans théorie ni même goût prononcé pour le jazz. Keith a sorti depuis lors une dizaine d’albums de jazz solo mais aucun n’a dépassé l’intensité de cette nuit allemande de janvier 1975. Pour reprendre un terme des Waterboys, groupe rock célèbre durant les années 1980, Jarrett, c’est vraiment de la Big Music…

(1) Pierre Sterckx est commissaire de l’actuelle expo Sexties au palais des Beaux-Artsde Bruxelles. www.bozar.be Au même endroit, le 9 octobre, Keith Jarrett en solo (complet). Discographie chez ECM.

PHILIPPE CORNET

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