Karel Van Miert  » Face à la crise, une Europe sans moyens « 

Ancien président – et modernisateur – du Parti socialiste flamand, Karel Van Miert s’est peu exprimé depuis son retrait de la vie politique. Il sort de sa réserve pour analyser les enjeux de la crise actuelle. Celui qui manifestait au début des années 1980 contre les missiles nucléaires américains demeure très critique vis-à-vis des Etats-Unis. Il dénonce la dérive libérale de l’Europe et l’inconsistance de José Manuel Barroso. Il enjoint aussi aux socialistes de faire leur examen de conscience. Mais n’attendez pas de mea culpa de sa part. L’ex-commissaire européen, apôtre de la  » concurrence libre et non faussée « , ne renie pas les grandes vagues de libéralisations imposées par l’Union européenne.

Entretien: François Brabant – Photos: Frédéric Pauwels/Luna

Entretien : François Brabant

photos : frédéric pauwels/luna

Quel regard porte l’ancien commissaire européen sur la crise actuelle ?

Karel Van Miert : Il est clair que l’Europe n’est pas à la hauteur. On paie le prix d’une évolution qui date de la fin des années 1990. On a sciemment affaibli la Commission européenne, qui représente l’intérêt commun. Les responsables sont nombreux, à commencer par l’Allemagne de Schröder et la France de Chirac, sans même parler des Britanniques. La Commission est très affaiblie. Les propos de Sarkozy au sujet de l’industrie automobile, c’est la négation du projet européen.

La victoire du  » non  » lors du référendum sur la Constitution européenne, en France et aux Pays-Bas, ne marque-t-elle pas un tournant ? On a l’impression que l’Europe ne s’en est toujours pas relevée, et que le c£ur même du projet européen a du plomb dans l’aile.

Il faut relativiser. Si on observe tout ce qui a été réalisé depuis les années 1950, le résultat est quand même impressionnant. Lorsque le projet européen a vu le jour, on revenait de loin : deux guerres en trente ans. Les Schuman, Monnet, Spaak ont quand même permis à l’Europe d’évoluer. La construction qu’ils ont imaginée est assez géniale, quand on y songe… Vous imaginez dans quel état serait l’Europe aujourd’hui, en pleine crise financière, si nous n’avions pas le marché unique et l’euro ?

Ce serait si grave que ça ?

On serait en plein protectionnisme ! Même pour l’Allemagne, qui représente 30 % de l’économie européenne, les conséquences de la crise seraient beaucoup plus dures. Pour un petit pays comme la Belgique, qui exporte une grande partie de sa production, ce serait dramatique. Notre monnaie serait dévaluée. Le drame, c’est que l’Europe ne dispose d’aucun budget pour combattre la crise. Le budget européen équivaut à 1 % de son produit national brut, soit environ 100 milliards d’euros. Du coup, lorsqu’on a besoin de 5 milliards pour un plan de relance, on les trouve avec difficulté. Plusieurs Etats membres, comme la Belgique ou l’Italie, sont trop largement endettés.

Afin de permettre à l’Union européenne d’agir efficacement, faut-il mettre en place un impôt européen ?

Pas nécessairement. Ah, si on avait écouté Jacques Delors… Il proposait de donner à l’Europe la possibilité d’émettre des obligations, et donc d’emprunter auprès de tous les citoyens européens. Un tel instrument consoliderait aussi la crédibilité de l’Union européenne, qui pourrait ainsi démontrer qu’une action commune est possible. Avec un budget équivalent par exemple à 3 % de PNB, l’Europe pourrait déjà beaucoup mieux préparer l’avenir, et investir entre autres dans les infrastructures et la recherche. Hélas, l’Europe est absente… On pouvait espérer qu’au pied du mur l’Europe allait se ressaisir. Mais, même dans la situation de crise actuelle, elle fait la démonstration de sa faiblesse, plutôt que de sa cohérence et de sa force de frappe.

A la fin des années 1990, les partis de gauche et de centre-gauche possédaient la majorité au Parlement européen, et se trouvaient au pouvoir dans 12 des 15 pays membres de l’Union. Si l’Europe sociale est aujourd’hui en panne, ne doivent-ils pas s’en prendre à eux-mêmes ?

Oui, ça, c’est clair. Mais les partis de gauche ne sont pas les seuls responsables. Quand Delors a pris une série d’initiatives pour construire l’Europe sociale, on a vite constaté que les Etats n’en voulaient pas. Même les syndicats étaient réticents ! Beaucoup disaient : nous avons notre propre législation sociale, et c’est bien comme ça. Les syndicats ont mis énormément de temps avant de se structurer au niveau européen. Quand j’ai voulu imposer un minimum de règles sociales communes pour le secteur du transport aérien, concernant le temps de vol des pilotes notamment, je cherchais des interlocuteurs syndicaux au niveau européen, et j’avais du mal à en trouver. Tout le monde raisonnait encore en termes nationaux.

Mais, du côté de la Commission et des gouvernements, a-t-on réellement essayé de bâtir une Europe sociale ?

Il est vrai qu’à partir de la fin des années 1990, c’est presque devenu une philosophie : il fallait se focaliser sur l’économie, et le social, ma foi, on pouvait bien s’en passer… A nouveau, l’Europe n’a pas été à la hauteur. Peu à peu, on a ouvert la porte au dumping social. Autrement dit, on a laissé s’installer une rivalité sociale et fiscale entre Etats, qui profite aux pays où la fiscalité est la plus clémente et où la législation sociale est la moins évoluée. Plusieurs entreprises ont ainsi délocalisé vers l’Irlande. Margaret Thatcher recommandait de se débarrasser des règles, afin de  » libérer  » l’économie : on voit que cette idéologie-là conduit à des drames. Parmi les partis socialistes et sociaux-démocrates, certains ont résisté mieux que d’autres. Mais tous doivent s’imposer un sérieux examen de conscience. Et certainement le New Labour de Tony Blair, qui a joué à fond le jeu néolibéral.

En tant que commissaire européen à la Concurrence, vous vous êtes plusieurs fois heurté à la France, qui vous soupçonnait de vouloir affaiblir ses entreprises publiques. Vous restez un partisan des libéralisations imposées par l’Union européenne ?

Il faut d’abord s’entendre sur le contenu de cette politique. Aucun secteur n’a été libéralisé par l’Europe sans obligation de service public ou de respect d’un service universel. Ce ne sont pas du tout de libéralisations à la Thatcher ! Je ne suis pas contre les sociétés publiques, mais dès lors qu’elles entrent en concurrence avec le secteur privé, il faut qu’elles respectent les règles de la concurrence. On ne va quand même pas reconstituer un monopole pour les télécoms ! N’oublions pas non plus qu’en Allemagne, c’est une banque publique qui a été la première à piquer du nez à cause de la crise financière. Une entreprise publique n’est pas forcément mieux gérée. Néanmoins, j’ai toujours combattu l’affaiblissement de l’autorité publique. Je n’ai jamais cru que le marché était capable de s’autoréguler.

Justement, tout le monde prône aujourd’hui la  » régulation  » des marchés financiers. Vous y croyez ?

Aux Etats-Unis, la nouvelle administration Obama ne pourra faire que mieux que l’administration précédente. On va bien voir jusqu’où ils sont prêts à aller. Du côté français et allemand, on constate un réel volontarisme. Mais, de nouveau, les Britanniques freinent. Ils veulent préserver le centre financier de Londres.

Face aux grandes puissances, le président de la Commission, José Manuel Barroso, fait pâle figure.

C’est certain, mais c’est moins la personne de Barroso que la Commission elle-même qui est affaiblie. De plus, Barroso est déjà en campagne pour sa réélection. Le président de la Commission ne devrait accomplir qu’un mandat unique de cinq ans : de cette manière, il pourrait engager cette bataille politique pour renforcer l’Europe sociale, sans craindre d’aller à l’encontre de certains Etats membres. Je crois que, du coup, la Commission serait davantage respectée. A force de vouloir être bien vu de Sarkozy, Brown, Berlusconi ou Merkel, on finit par perdre toute crédibilité.

Vous avez cité deux fois Jacques Delors. L’Europe aurait aujourd’hui besoin d’une personnalité de cette envergure-là ?

Sans aucun doute. Delors était un battant. Il allait voir Helmut Kohl, François Mitterrand, Felipe Gonzalez pour les convaincre de l’intérêt d’une Union monétaire. Il était capable d’insuffler de l’enthousiasme dans le projet européen.

Selon vous, Louis Michel a-t-il été un bon commissaire européen ?

Je n’ai pas suivi son action en particulier, mais j’ai l’impression qu’il a été peu visible. J’aurais aimé que certains commissaires se soucient davantage de l’intérêt commun, qu’ils s’engagent à fond dans la bataille européenne, quitte à déplaire à certains Etats.

Tout en étant commissaire, Louis Michel a gardé un pied dans la politique belge. Votre avis ?

Louis Michel a été un excellent ministre des Affaires étrangères. Mais, quand on est commissaire européen, il faut prendre ses distances de façon claire avec la politique nationale. Le mélange des genres n’est pas souhaitable.

Six ans après le déclenchement de la guerre en Irak, pensez-vous que la Belgique a eu raison de s’opposer à cette guerre voulue par Bush, Blair et Aznar ?

Oui, absolument, et je rends hommage à l’attitude courageuse de Louis Michel et Guy Verhofstadt. Le principe même de guerre préventive est très dangereux. De plus, la justification de cette guerre reposait sur toutes sortes de mensonges et de manipulations grossières. L’Arabie saoudite, du point de vue des droits humains, est aussi haïssable que ne l’était l’Irak de Saddam Hussein. Le Moyen-Orient est rempli de dictatures. Mais, pour les Etats-Unis, il y a de bonnes et de mauvaises dictatures. En arrière-plan, il faut bien reconnaître que le lobby israélien exerce une influence énorme aux Etats-Unis.

L’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche change-t-elle la donne ? L’Europe doit-elle se rapprocher des Etats-Unis ?

Que nous devions nouer des relations suivies avec les Etats-Unis, c’est l’évidence même. Mais nous devons parfois aussi oser nous distancier. A l’époque de la guerre en Irak, j’aurais souhaité que l’Europe dise clairement aux Américains : vous faites fausse route ! Malheureusement, l’Europe a été inexistante, une fois de plus. Même constat vis-à-vis de la Russie : l’Europe devrait mener sa propre politique, sans calquer ses positions sur celles de l’Otan, comme c’est trop souvent le cas. Autre exemple : les Etats-Unis veulent à tout prix que nous intégrions la Turquie dans l’Union européenne. C’est un peu comme si nous, nous demandions aux Américains d’accepter que le Mexique fasse partie des Etats-Unis… Eux, ils ont bâti un mur entre le Mexique et leur pays ; nous, nous entretenons de bonnes relations avec la Turquie. Mais je pense néanmoins qu’elle ne doit pas rejoindre l’Union.

Parce que la population turque est en majorité musulmane ?

Non. Je n’ai pas de problème particulier avec l’islam. Enfin, si, j’ai un problème avec toutes les religions, en tout cas dans leur expression fanatique…

Vous êtes athée ?

Bien entendu ! Mais je respecte les croyants, à condition qu’ils respectent ceux qui n’ont pas les mêmes croyances qu’eux. J’en ai discuté plusieurs fois avec Herman Van Rompuy. La religion occupe une place fondamentale dans sa vie personnelle, mais il est bien conscient des dérapages que le fanatisme religieux peut provoquer. J’accepte parfaitement cette position. Le drame, c’est que, trop souvent, le monde religieux se donne le droit de juger les autres, de les bannir, de les envoyer en enfer. A ce moment-là, la religion devient un anti-humanisme.

Pourquoi, alors, s’opposer à l’adhésion de la Turquie ?

Si on accepte la Turquie, il sera impossible de refuser l’Ukraine, la Géorgie et d’autres républiques de l’ex-empire soviétique. L’Union européenne deviendrait alors totalement ingérable.

Aux côtés de Louis Tobback, vous incarniez dans les années 1980 une ligne plutôt  » flamingante  » au sein du SP, par opposition à la tendance plus  » belgicaine  » de Willy Claes et Freddy Willockx. D’après vous, la Belgique a-t-elle encore un avenir ?

Oui. Mais, s’il n’y avait pas la situation tout à fait particulière de Bruxelles, j’aurais des doutes. Il faut bien reconnaître qu’au niveau fédéral les choses ne fonctionnent pas. Quiconque tente de proposer un compromis est considéré comme un traître. Voilà ce qui mine la Belgique. Mais, vu la situation de Bruxelles, cela devient impossible de faire éclater la Belgique. Certains nationalistes pensent que la Flandre aurait intérêt à se défaire de Bruxelles. C’est une conception complètement farfelue. Même Jean-Marie Dedecker reconnaît qu’il n’existe aucune solution au problème de Bruxelles, et donc pas de formule pour faire éclater la Belgique sans que cela ait des répercussions extrêmement négatives pour la Flandre. Il me semble que c’est dans l’intérêt de tout le monde de trouver un nouvel équilibre dans notre pays. Cela suppose que les francophones abandonnent leur position immobiliste et les Flamands, leur attitude ambiguë sur l’avenir même du pays.

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