Justice

Dès janvier 2002, les soldats seront jugés par les tribunaux ordinaires. La justice militaire aura vécu. Fin des juridictions d’exception. Et d’une époque

Le 1er sergent Olivier Pirson, soupçonné d’avoir tué ses deux jeunes enfants le 5 septembre 1998 en les noyant dans la Meuse, sera l’un des derniers militaires du pays à comparaître devant le conseil de guerre en temps de paix.

La grande muette défraie rarement la chronique pour ce genre d’affaire pénale particulièrement lourde. Aussi, au sein de la population civile, d’aucuns ont-ils été surpris d’apprendre que le para de Flawinne ne sera pas jugé comme « Monsieur Tout-le-monde », d’autant que les faits dont il doit répondre relèvent du droit commun ( Le Vif/L’Express du 10 novembre 2000). Pourtant, en Belgique, le Code de procédure militaire – même s’il a été modifié au siècle dernier – existe depuis… l’époque hollandaise. La justice militaire trouve ses racines au Moyen Age où, à l’instar des ecclésiastiques, les soldats se jugeaient entre eux.

Mais, à partir du 1er janvier prochain, il n’y aura plus de justice en uniforme. Le gouvernement a récemment approuvé un avant-projet de loi, rédigé par le ministre de la Justice Marc Verwilghen (VLD), relatif à la suppression des juridictions militaires en temps de paix. Les magistrats civils siégeant dans ces juridictions réintégreront la justice de droit commun. Abolis, donc, l’auditorat militaire (chargé des poursuites et de l’instruction), le conseil de guerre (qui juge en première instance les militaires dont le grade est inférieur à celui de major) et la Cour militaire (qui prononce des arrêts en degré d’appel et juge, en première instance, les officiers supérieurs) ! Les soldats, quel que soit leur grade, comparaîtront désormais devant des tribunaux ordinaires, comme n’importe quel citoyen.

Cela fait de nombreuses années que l’on évoque la fin de ces juridictions d’exception. Un projet de loi avait déjà été avancé en 1995, alors que Melchior Wathelet (PSC) était ministre de la Justice. Mais il n’a pas abouti. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, depuis le début des années 90: suppression du service militaire obligatoire, démilitarisation de la gendarmerie, rapatriement des forces belges en Allemagne… Pouvait-on encore maintenir une procédure pénale spécifique pour 40 000 justiciables, soit l’effectif total actuel de l’armée ?

« C’est devenu de plus en plus contestable quand on sait que, par ailleurs, la justice ordinaire manque cruellement de moyens, répond Christian De Valkeneer, professeur de droit à l’UCL. En outre, l’armée, qui s’est fortement réduite dans les années 90, n’est pas un milieu particulièrement criminogène. Il paraît normal, aujourd’hui, qu’elle ne conserve pas une structure judiciaire propre. » En effet, ces dernières années, l’auditorat militaire a traité, en moyenne, entre 6 000 et 7 000 dossiers par an (dont environ 500 ont fait l’objet d’un procès), contre 25 000 en 1993, à l’époque de la conscription obligatoire. Et, dans ce lot, les infractions strictement militaires sont loin d’être majoritaires.

« L’armée a de moins en moins de poids au sein de la société, ajoute Christian De Valkeneer. La justice militaire a encore joué un rôle primordial, après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’en 1950, puisqu’elle avait compétence pour juger les faits d’incivisme: plus de 60 000 dossiers ont été traités en quelques années. Mais, depuis lors, nous n’avons plus été confrontés à une guerre et il est peu probable que nous le soyons dans un avenir proche ou même lointain. »

Pour Eliane De Proost, directrice adjointe (faisant fonction) du Centre pour l’égalité des chances, il est indispensable de supprimer toute tendance au corporatisme, surtout en matière de justice: « Je ne veux pas préjuger de la qualité des juridictions militaires, explique-t-elle, mais l’existence de celles-ci est contraire au principe de l’égalité des citoyens devant la loi, surtout lorsque les faits jugés n’ont aucun lien avec la profession. On trouverait absurde que les policiers puissent dépendre de juridictions spécifiques. Pourquoi les soldats le pourraient-ils encore ? »

On se souvient de l’émoi suscité par les jugements rendus par la justice militaire à l’encontre de certains paracommandos, accusés de comportement raciste à l’égard d’enfants, dans le cadre de la mission de l’ONU en Somalie. En décembre 1997, les deux paras qui avaient suspendu un garçonnet somalien au-dessus d’un brasero avaient été acquittés. En mars 1998, le sergent qui avait obligé un jeune musulman somalien à manger de la viande de porc avait été acquitté en première instance, puis condamné en appel, deux mois plus tard, à une peine de six mois de prison, dont la moitié avec sursis. Un tribunal ordinaire aurait-il rendu un autre jugement ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, de nombreuses voix, y compris parmi les parlementaires, se sont élevées pour dénoncer le caractère clément de ces décisions.

« Il est très difficile de comparer la jurisprudence des tribunaux militaires et celle des tribunaux de droit commun, considère Christian De Valkeneer. Cela dit, on ne peut nier qu’il existe un système de valeurs différent à l’armée. Par exemple, des faits de violence y seront appréciés autrement que dans le civil, si leur auteur s’avère, par ailleurs, un très bon soldat dont il serait regrettable de briser la carrière. Une juridiction corporatiste risque toujours de privilégier les valeurs propres à la corporation et, inversement, de se montrer plus sévère lorsque ces valeurs sont bafouées. »

Il faut également souligner que le système judiciaire militaire n’offre pas toutes les garanties du système judiciaire ordinaire. En effet, il ne dispose pas de chambres de renvoi (chambre du conseil et chambre des mises en accusation). Et, surtout, l’auditorat militaire remplit la double fonction de juge d’instruction et de parquet.

« Dans le Code de procédure pénale militaire, le législateur n’a pas prévu de séparation entre les poursuites et l’instruction, reconnaît l’auditeur militaire Thierry Berghmans. Pour cette raison, la Belgique a d’ailleurs été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, en 1986. L’auditorat a alors pris lui-même ses dispositions pour éviter qu’un même magistrat joue les deux rôles dans une même affaire. » Mais, d’un dossier à l’autre, les magistrats de l’auditorat peuvent changer de fonction.

Même si elle semble bien acquise cette fois, l’abolition de la justice militaire en temps de paix pose néanmoins un certain nombre de questions. Ainsi, Thierry Berghmans se demande comment les infractions d’ordre militaire seront traitées par les magistrats de droit commun: « Les faits d’insubordination ou de désertion, considérés comme graves à l’armée, ne risquent-ils pas d’être négligés dans la masse de dossiers pénaux qui submergent les parquets ? La suppression des juridictions militaires est une décision politique que, bien sûr, je respecte. Mais il ne faut néanmoins pas oublier que ces juridictions ont été mises en place pour des raisons d’efficacité et de sécurité liées au fonctionnement de l’armée. »

Au ministère de la Justice, on se veut rassurant : « Les magistrats de droit commun tiendront compte des spécificités de l’armée comme ils le font dans d’autres domaines, explique Philippe De Koster, chef de cabinet adjoint. Aucun d’entre eux n’ignore, par exemple, qu’il est inacceptable qu’un ordre militaire soit contesté par un gradé inférieur. »

Autre problème: la mobilité de la justice militaire. Aujourd’hui, un magistrat accompagne systématiquement les troupes en mission à l’étranger. Qu’en sera-t-il demain ? « Il est prévu, pour les déplacements lointains, qu’un magistrat de droit commun remplisse ce rôle, sous la direction du parquet fédéral, souligne encore Philippe De Koster. Pour les missions moins importantes, on envisage une surveillance à distance, avec la possibilité de dépêcher rapidement, en cas de problème, un magistrat sur le lieu des opérations. »

Précisons que la Belgique est le deuxième pays européen qui décide de supprimer la justice militaire en temps de paix. La France y a consenti avant elle, progressivement, à partir de 1982. Avec, cependant, une différence notable: les crimes et délits d’ordre militaire relèvent d’une juridiction de droit commun spécialisée en la matière.

Thierry Denoël

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