Juliette d’Ecosse ou d’ailleurs

Sa famille lui a interdit d’aimer à sa guise. Folle ou furieuse,

Lucia di Lammermoor, l’héroïne romantique de Donizetti, plonge ses proches au c£ur d’un cocktail d’homicides, tous commis au Cirque royal.

Composé en 1835, en six semaines seulement, par un Gaetano Donizetti doté d’une créativité et d’une force de travail renversantes, Lucia di Lammermoor, élevé au rang de chef-d’£uvre absolu du bel canto, n’a jamais disparu du répertoire d’art lyrique. La Monnaie, pourtant, ne l’avait plus mis à l’affiche depuis trente ans. Justice est désormais rendue à ce drame grandiose : la mise en scène que lui a réservée Guy Joosten, sur la scène du Cirque royal, à Bruxelles, répare magistralement ce long oubli. L’histoire est simplissime : telle Juliette privée de son Romeo, contrariée dans ses projets maritaux par de solides ranc£urs familiales, Lucia, qui aime Edgardo (issu d’un clan adverse), est priée d’épouser un parti politiquement plus correct, le très mal embouché Enrico. Le choix déplaît souverainement à la petite personne rebelle. En 2 h 30 d’un spectacle qui fait la part égale entre exigences théâtrales et virtuosités des chanteurs, ça va saigner, et pas un peu. Joosten a intelligemment mis à profit l’espace et l’acoustique particuliers du Cirque (où le public enserre la scène, dans une perspective très différente des salles d’opéra classiques) pour transposer l’action, qui se déroule en principe en Ecosse à la fin du xvie siècle, dans un lieu non daté. Ce pourrait être n’importe où, n’importe quand, pourvu que rapports de force et querelles domestiques y plombent lourdement l’existence des gens.

Même si l’héroïne vêtue  » gothique  » (Lucia, jolie sorcière en dentelles noires, blouson de cuir et bagues d’argent) se montre à la hauteur des hommes, en matière de fureur, ces derniers remportent le pompon de la violence : il y a beaucoup de testostérone dans cette pièce où les chaises volent haut et où les mâles, habillés en parrains mafieux et munis d’armes à feu, se mettent constamment en joue et semblent à tout moment à deux doigts de se faire exploser le caisson. Au sextuor éblouissant du deuxième acte (l’un des passages dramatiques les plus remarquables de toute l’histoire de l’opéra) succède bientôt la scène de la folie de Lucia, que l’orchestre accompagne d’un harmonica de verre, instrument dont le son, surnaturel, semble venir de nulle part. Pareil au ch£ur tétanisé sur scène, le public ne peut qu’assister, médusé, à l’écroulement psychologique de cette pauvre poupée sombre, convaincu que, cette fois, elle est complètement irrécupérable. Proprement cinglée, les cheveux hirsutes et les yeux hallucinés, la soprano géorgienne Nino Machaidze offre un grand moment de vocalises  » colorature  » et une présence scénique parfaite, avant d’être hissée sur une table de banquet où elle agonisera comme un poulet de chair. Infligées à tour de rôle par la démence des uns et des autres, et sur une musique si belle, ces blessures sont à couper le souffle. N’y fait écho, après la dernière note, que le destin tragique de Donizetti, frappé par les séquelles d’une syphilis qui lui ôte petit à petit la parole et la marche, avant de le plonger aussi dans la folie, lui qui n’a jamais cessé de la mettre en scène…

Lucia di Lammermoor, au Cirque royal, à Bruxelles, jusqu’au 28 avril. Infos : www.lamonnaie.be

VALÉRIE COLIN

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