Dress Code, de Julien Carlier, qui sera créé en novembre prochain au théâtre les Tanneurs. © JULIEN CARLIER

Jeteur de pont

A 34 ans, le breakdancer Julien Carlier devient chorégraphe résident de Charleroi Danse et participera à l’événement Unlocked, début juillet. Une fameuse étape dans un parcours entre deux mondes. Portrait.

Quand il pense à la position qu’il occupe entre le milieu qui l’a vu naître et celui qui est en train de l’accueillir de plus en plus manifestement, il pense à un grand écart, à la Jean-Claude Van Damme, une jambe de chaque côté du ravin, son corps créant un pont. Julien Carlier est un danseur  » né dans la rue « , comme c’est l’usage dans le breakdance, mais qui a progressivement intégré le monde des théâtres et de la scène, pour devenir aujourd’hui, et jusque fin 2022, un des nouveaux chorégraphes résidents de Charleroi Danse, le centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. A ce titre, il participera d’ailleurs double- ment à la fête de déconfinement Unlocked (1), avant de présenter sa dernière production, la version longue de Dress Code, qui sera créée en novembre prochain au théâtre les Tanneurs (2).

L’histoire, comme la danse hip-hop, née sur le bitume du Bronx dans les années 1970, commence donc sur le trottoir. Ou presque. A seize ans, Julien Carlier voit des breakeurs lors d’une soirée de jeunes et est tout de suite séduit par le côté acrobatique de leurs mouvements, leur énergie, leur attitude. Après quelques cours d’initiation au Pianofabriek saint-gillois, il s’entraîne avec d’autres dans des lieux improvisés et polit le carrelage des gares bruxelloises, du Midi comme du Nord.  » Le breakdance ne fonctionne pas vraiment par cours, parce qu’il y a un besoin de se différencier les uns des autres, explique-t-il. Il faut développer sa propre recherche de mouvements, son style. Quand j’ai commencé, il y avait vraiment cette idée de « tu dois être toi ». Tu ne peux pas « pomper l’autre ». Quand on sent que tu copies, c’est perdu. Mais finalement, on part toujours de quelque part, on copie tous, chacun compose avec toutes ses influences.  »

Survêts et costards

Sa spécialité à lui, c’est le  » casse-tête « , des imbrications fluides où le corps se mêle et se démêle. Il n’a, dit-il,  » jamais eu le physique pour faire des grands mouvements, très ouverts, très athlétiques « , comme les iconiques windmills (rotations sur le dos, jambes tendues) et flares (basculements du torse d’avant en arrière et d’un bras à l’autre, avec les jambes tendues en rotation) :  » Je fais plutôt des petits mouvements sur moi-même, un peu techniques, comme des noeuds, des passements de jambes…  » En 2009, Julien Carlier participe à son premier spectacle, No Way Back, un projet mené par Milan Emmanuel. Il y côtoie un autre membre de son crew, Yassine Mrabtifi qui, lui aussi, franchira le pont de la danse contemporaine, sous l’aile protectrice de Wim Vandekeybus. Il danse aussi pour Caroline Cornélis, créant avec elle 10 : 10, pièce hyperludique pour les plus de 6 ans sur l’univers impitoyable de la cour de récré. Mais c’est grâce à la formation Tremplin hip-Hop, et à son apport en outils en dramaturgie, qu’il se lance lui-même dans la création.

Julien Carlier.
Julien Carlier.© MARIE HINDLET

Il présente en 2015 Mon/de, le premier projet qu’il porte avec sa compagnie Abis. Un spectacle fondé sur une expérience très personnelle : la paralysie du sommeil, trouble dont il souffre depuis ses 14 ans, qui survient dans la phase d’endormissement ou de réveil et où le corps, comme bloqué, ne répond plus aux injonctions. Les trois danseurs, qui y évoluent entre dédoublements et reflets déformés, portent la veste et le pantalon de costume. Un choix loin d’être anodin. Avant Julien Carlier, des pionniers français de la danse hip-hop montée sur scène, comme Mourad Merzouki et Kader Attou, ont cassé les codes de la rue, notamment vestimentaires et musicaux. Aux survêts, ils ont préféré les chemises. Exit le flow du rap, place à la musique classique. Pour casser les clichés, montrer que le breakdance pouvait s’adapter à tout, qu’il était un langage en soi, aussi construit et riche que celui de la danse contemporaine.

L’année suivante, toujours sur la musique composée par Simon, son philosophe de frère, Julien Carlier explore le thème du labyrinthe dans Déjà vu. Golem, créé en 2019, est lui né de la rencontre, lors du cycle de formation Prototype à la Fondation Royaumont, avec le sculpteur de 70 ans Mike Progis. Un duo où la manipulation de la terre par l’un influe sur le corps de l’autre, à la manière des poupées vaudou, où des résonances se créent entre deux individus très différents, dans une réflexion sur l’effort et la fatigue, le temps qui passe et le pouvoir des mains, influencé notamment par la formation et la pratique de kiné – entre autres dans des maisons de repos – de Julien Carlier.

Du macro au micro

Autant d’expériences qui ont sorti le chorégraphe du monde du hip-hop pur. Dress Code, créé dans sa forme courte au Festival XS du Théâtre national en 2018, est une manière d’y entrer à nouveau. Les danseurs y retrouvent d’ailleurs le survêt. Pas question pour autant de prendre le break au premier degré. Il s’agit plutôt de le déconstruire, de donner à voir tout ce qui d’habitude est caché : l’entraînement, la répétition des mouvements, encore et encore, pour arriver à la prouesse. Des séquences courtes, souvent éprouvantes, sont données et redonnées, ad libitum, jusqu’à l’épuisement.  » Au départ, il y avait l’idée de zoom, du macro au micro, développe Julien Carlier. D’abord voir les personnes de manière figée, avec une première impression. Puis, à travers l’effort, accéder à tout ce qui joue dans l’entraînement, les battles, le défi. Et dans un troisième temps, même si c’est un peu utopique, zoomer encore plus et percevoir les motivations personnelles de chacun et leurs différences.  »

Alors que le parcours international de Golem, qui devait être présenté en avril dernier au festival européen pour programmateurs Aerowaves, mais aussi au fameux Fringe Festival d’Edimbourg cet été, s’est vu stoppé en plein élan par le coronavirus, Julien Carlier est loin de se laisser abattre. Toujours en recherche, la détermination dans le regard, il se jette dans l’avenir. A fond, en bon breakdancer.  » Se lancer corps et âme dans un mouvement, ça fait partie du breakdance. Ça peut être violent, mais c’est libérateur.  »

(1) Unlocked, du 2 au 5 juillet, aux Ecuries à Charleroi et à la Raffinerie à Bruxelles. Julien Carlier y présente un one-shot inédit, Territoire(s), compilant les solos tirés du processus de création de Dress Code, et un duo où il se confronte à une guitariste classique.

(2) Dress Code, du 17 au 21 novembre au théâtre les Tanneurs, à Bruxelles ; les 27 et 28 novembre aux Ecuries, à Charleroi dans le cadre du Focus Hip-Hop ; le 20 mars 2021 au centre culturel Jacques Franck, à Bruxelles.

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