» Je suis toujours là, c’est l’essentiel « 

Fraîchement émoulu ministre fédéral des Pensions et des Grandes Villes, Michel Daerden s’exprime pour la première fois au sujet de ses nouvelles compétences. Il révèle sa conception du socialisme, répond aux critiques et lève un coin du voile sur ses ambitions après 2011. Entretien.

Le Vif/L’Express : Comment avez-vous accueilli votre nomination au gouvernement fédéral ?

Michel Daerden : Grand bonheur ! Grand retour aux sources ! En 1987, je deviens parlementaire à la Chambre des représentants. Puis, en 1994, je deviens ministre fédéral de la Politique scientifique. En 1995, Philippe Busquin me confie le département des Transports. Je pensais que ma vie était faite pour le fédéral… Et qu’est-ce qui se passe en 1999 ? On nous envoie, Elio Di Rupo et moi, à la Région wallonne. Je suis très surpris. J’étais perturbé par ce choix de Philippe Busquin. Je suis allé vivre pendant dix ans à la Région, ainsi qu’à la Communauté. Cette fois, contre toute attente, on me renvoie au fédéral. A mes premières amours. Quel rajeunissement !

Vous succédez à Marie Arena. En juillet dernier, elle déclarait dans Le Vif/L’Express :  » Assez de dramatisation sur les pensions !  » Vous pensez, vous aussi, qu’il n’y a pas lieu de dramatiser ce dossier ?

Il y a un grand problème sociétal. Aujourd’hui, les pensionnés représentent un peu plus de 20 % de la population. On sait que ça va augmenter, vu l’allongement de la durée de vie. Face à ça, il y a deux attitudes possibles. Soit on anticipe et on commence à créer les réserves pour demain. Soit on ne fait rien et on attend.

Face à ce problème, certains préconisent de retarder de deux ou trois ans l’âge de la pension. Qu’en pensez-vous ?

C’est un autre débat, ça.

Mais vous n’excluez pas une telle mesure ?

Tous ces thèmes sont soumis à la conférence sur les pensions, qui doit remettre un avis pour la fin de l’année. Patrons et syndicats y participent, ainsi que toutes les composantes du gouvernement. Je ne vais pas, aujourd’hui, préjuger de leur réponse.

Le vieillissement de la population menace-t-il le paiement des futures pensions ?

Je voudrais rassurer les uns et les autres. Contrairement à ce que d’aucuns affirment, à l’horizon 2015, il n’y a pas matière à catastrophisme. Arrêtons ça ! Ce pays est un pays organisé, les structures de sécurité sociale sont parmi les meilleures du monde. Moi, je dis : jusqu’à 2015, ni au-delà d’alleurs, il n’y a pas de souci, les pensions seront payés. Maintenant, on se doit d’avoir une réflexion à long terme. Vous devez savoir que les pensions, c’est plus de 30 milliards d’euros. Cela représente le double du budget de la Région wallonne et de la Communauté française réunies.

Vu les difficultés budgétaires actuelles, Luc Cortebeeck, président de la CSC, propose d’augmenter les impôts sur le capital. Qu’en pensez-vous ?

Je crois qu’il faut retrouver l’équilibre à l’horizon 2015. Il est évident que, pour retrouver l’équilibre, il n’y a jamais que deux chemins : jouer sur les recettes ou sur les dépenses. Et je vous dis aujourd’hui, par anticipation : ce sera un peu des deux.

Traditionnellement, les socialistes préfèrent chercher de nouvelles recettes plutôt que de tailler dans les dépenses.

Le discours socialiste a évolué. Aujourd’hui, les responsables socialistes sont tout à fait raisonnables. Ils sont conscients de la réalité du marché et de l’économie. Cela dit, nous venons de vivre une crise exceptionnelle, les plus pauvres ont été frappés, on ne va pas encore une fois leur faire payer la crise.

Quelle est votre définition du socialisme ?

Je n’ai pas cette prétention de définir le socialisme.

Votre conception du socialisme, alors ?

Ma conception, elle n’est pas différente de celle de mes amis. On a tous cette volonté de solidarité. S’il y a un mot fort, c’est celui-là. Solidarité entre les personnes jeunes et les personnes âgées, entre les personnes fortes et les personnes faibles. Il y a aussi la recherche d’égalité. Mais c’est un mot compliqué, l’égalité. Je parle plus volontiers d’égalité des chances. Je dis : tendre vers l’égalité…

Pourquoi l’égalité des chances plutôt que l’égalité tout court ?

L’égalité pure et simple n’existera jamais. Nous sommes nés tous différents. Le monde ne saurait être tout à fait égalitaire. Il y a une chose qui m’a toujours beaucoup intéressé, c’est la chance de pouvoir aller à l’école. Tout commence par là. Quand vous êtes né dans une famille pauvre, c’est pas pareil que quand vous êtes né dans une famille riche. Et c’est l’une des grandes réussites de notre société : aujourd’hui, pratiquement tout le monde peut aller à l’école. Dans tout cela, il y a eu, et il y a encore, un apport important du parti socialiste. Sans cet apport, est-ce que je serais allé à l’école ? Je n’y serais jamais allé. Et pas seulement à cause du manque d’argent ! Outre les questions d’argent, il y a aussi le contexte familial. On peut faire le test tout de suite, si vous voulez : on va appeler mon chauffeur. Son fils est venu le trouver en lui disant :  » Papa, l’an prochain, je m’inscris au HEC. » Eh bien, il n’avait jamais entendu que ça existait, le HEC. Aujourd’hui, pratiquement tout le monde peut mettre ses enfants à l’école, et ceux qui n’ont pas assez d’argent, ils peuvent obtenir une bourse. Je trouve que c’est merveilleux. Pour en revenir au socialisme, je crois beaucoup dans la fraternité.

La fraternité, c’est une valeur un peu désuète, voire oubliée.

Pas par moi ! Je tenais à le dire : je pense que c’est une valeur fondamentale, la fraternité.

C’est quoi, la fraternité ?

C’est l’amitié, le respect des autres.

On pourrait réduire la fraternité à une façon de se comporter dans la vie quotidienne. En quoi a-t-elle une dimension politique ?

En tout cas, je pense que nous avons le devoir de pratiquer la fraternité. Je dis bien : le devoir ! Vous pouvez reprendre toutes mes déclarations depuis vingt ans : jamais, je n’ai manqué de fraternité vis-à-vis d’un collègue.

Avec Guy Mathot, les relations ont-elles été fraternelles jusqu’au bout ? On dit qu’à la fin de sa vie l’entente avec lui était moins bonne. Exact ?

(Il baisse la voix.) Je vais vous faire une confidence terrible. Le jour avant sa mort, j’étais chez lui. J’avais été le rencontrer. C’est autre chose que tout ce qu’on peut raconter, ça, non ? (Il hausse à nouveau la voix.) Dans toute ma vie politique, Guy a été incontestablement mon meilleur ami.

Quand Elio Di Rupo s’est exclamé  » J’en ai marre des parvenus « , vous ne vous êtes pas senti visé ?

Pas du tout ! La preuve : regardez la suite. En ce qui me concerne, j’ai soutenu Elio Di Rupo dans toutes ses démarches. Il n’y a jamais eu un iota de difficulté entre lui et moi.

Les  » affaires  » qui ont concerné des responsables socialistes se sont surtout concentrées à Charleroi. Liège est à l’abri ?

Je n’oserais jamais dire une chose pareille. Je suis bien trop prudent pour ça.

Comment expliquez-vous que Liège soit, jusqu’à présent, relativement épargnée par les affaires ?

L’après-Cools a débouché à Liège sur une volonté de grande prudence. Suffisante ou pas ? On verra. Nous sommes plusieurs à avoir été traumatisés par ce qui s’est passé après l’assassinat d’André Cools. En tout cas, moi, je l’ai été. Cette enquête tous azimuts, ça a engendré chez quelques personnes, et chez moi en particulier, une volonté de rigueur financière. Et une relation sans tache avec l’argent.

Vous n’avez jamais été tiraillé entre les valeurs portées par le parti socialiste et celles en vogue au HEC, l’école de gestion de l’université de Liège, où vous enseignez ?

Je n’ai pas grand mérite à être devenu socialiste : je suis né dans le socialisme. J’ai ensuite développé ma vie dans les finances et l’économie. Mais j’ai toujours été convaincu, et c’est sans doute l’influence du HEC, qu’il n’y avait pas d’avenir en dehors de l’économie de marché. A 25 ans, je pensais déjà que le grand débat, c’était la répartition de la richesse créée. Mais d’abord faut-il créer la richesse !

Les écoles de commerce n’ont-elles pas contribué à faire l’apologie de l’argent-roi ?

Oui, c’est vrai. Et il est vrai aussi qu’énormément d’étudiants sortent avec cet état d’esprit. Beaucoup se situent politiquement à droite, c’est incontestable. Pas seulement au HEC, mais aussi à l’IAG, à Louvain-la-Neuve, ou à la Solvay Business School, à Bruxelles. C’est pour ça que les professeurs issus d’autres milieux sont nécessaires, pour un peu équilibrer les discours.

Quel est votre rapport à l’argent ?

Je vais vous surprendre… Je n’aime pas l’argent. Cela fait sourire tout le monde, et pourtant, c’est la vraie vérité. Ne nous trompons pas de débat : je voudrais que les besoins primaires soient mieux remplis, demain, pour un grand nombre d’individus. Mais une fois que chacun a assez pour manger et pour vivre… Je crois que l’argent est source de problèmes. Je n’ai jamais aimé l’argent. C’est d’ailleurs ce qui explique que je n’ai jamais eu le moindre problème avec la justice. Je suis fier de dire aujourd’hui : jamais un dossier contre moi ! Je voudrais quand même de temps en temps le rappeler, quand on m’attaque…

Vous avez le sentiment de subir une forme d’acharnement ?

Oh, oh ! (Il part dans un énorme éclat de rire.) Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ? J’aurai tout entendu aujourd’hui.

Qu’en pensez-vous ?

C’est le droit de chacun. On vit en démocratie, non ? Je suis toujours là, c’est l’essentiel.

Au cours des années 1980, vous avez révisé les comptes de multiples organisations issues de la mouvance socialiste. Vous avez dû en voir, des choses pas nettes…

J’ai essayé d’exercer mon métier de la manière la plus correcte possible. Je n’ai jamais eu, au niveau de l’Institut des réviseurs d’entreprises, le moindre dossier disciplinaire.

Votre carrière de réviseur d’entreprises vous a permis d’accéder à de nombreuses informations stratégiques. N’a-t-elle pas aussi accéléré votre ascension politique ?

Je vais répondre très sincèrement : je crois que si. En 1977, je viens de prêter serment comme réviseur d’entreprises. A ce moment-là, je deviens proche de Guy Mathot qui, en 1977, est nommé ministre. Guy Mathot va m’aider à prendre pied dans tout le secteur du logement social. Je vais aussi rencontrer Robert Gillon, le président des métallurgistes FGTB. Un homme puissant ! Il devient directeur général du journal La Wallonie, et moi, je deviens réviseur du journal. Ajoutons Michel Dighneef, le patron des mutualités socialistes. Mathot, Gillon, Dighneef : ces trois contacts privilégiés vont évidemment m’aider à construire…

Quand vous étiez ministre à la Région wallonne, on vous a soupçonné de favoriser votre commune. De fait, si on compare Ans avec le reste de la périphérie liégeoise…

C’est mieux, hein ! Bon, on ne va pas jouer à cache-cache. Quand une commune, quelle qu’elle soit, a à sa tête un mandataire important, il y a toujours des retombées. Je peux en citer quelques-unes : Flémalle, Ath, Mons, Jodoigne, Amay, Perwez…

Vous admettez avoir privilégié votre commune ?

Il ne s’agit pas de privilégier. J’ai passé dix ans à l’Infrastructure et aux Sports. J’ai distribué presque 300 millions d’euros de subsides. En fin de compte, on pourrait presque le vérifier avec une balance de pharmacien : chaque arrondissement a reçu sa part par rapport à sa population.

Comme ministre fédéral, vous êtes en sursis jusqu’aux élections législatives de 2011. Deux ans, ça va passer vite, non ?

On est tous en sursis. Six mois, un an, deux ans… Et peut-être plus !

ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT

 » C’est une valeur fondamentale, la fraternité « 

 » jamais un dossier contre moi ! « 

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