» JE SUIS PEUT-ÊTRE UN FAUX DOUX « 

En un an, double attentat de Bruxelles, démission, grève interminable dans les prisons, fronde spectaculaire des magistrats… S’il est un membre du gouvernement qui voit arriver les vacances avec soulagement, c’est bien Koen Geens (CD&V), le ministre de la Justice.

C’est une annus horribilis qui se termine pour vous ?

Les attentats de Bruxelles ont bien sûr été un événement terrible. Mais, en ce qui concerne les réformes de la justice, cela a été une bonne année, pour moi.

La commission parlementaire française sur les attentats de Paris a pointé la Belgique pour ses renseignements défaillants. Cela vous surprend ?

Je réserve mes propos pour la commission parlementaire belge après les vacances. Cela dit, s’il est essentiel de faire toute la transparence sur ce qui s’est passé le 22 mars et avant, le  » blame game  » (NDLR : jeu des reproches) me paraît moins pertinent. Aucun pays n’est absolument à l’abri d’un attentat. Les événements des derniers mois le montrent. Le grand défi des autorités est d’arriver à prendre un maximum de précautions tout en faisant en sorte de continuer à vivre le plus normalement possible.

Perquisitions de nuit, gardes à vue de 72 heures… Les mesures antiterroristes se multiplient. Dans l’équilibre sécurité – liberté, où se situe la limite pour vous ?

Là où la met, juste après des attentats, un homme de bon sens imprégné de nos libertés fondamentales. Il est facile de vouloir maintenir l’anonymat des cartes gsm prépayées, jusqu’à ce qu’il y ait un attentat pour la préparation duquel les terroristes ont utilisé ce genre de carte. Idem pour l’application WhatsApp qui rend les communications indétectables. Je me bats au niveau européen pour que les providers collaborent avec les autorités. Les enquêtes doivent pouvoir s’adapter à l’évolution technologique. C’est crucial.

Et la garde à vue de 72 heures, qu’un juge d’instruction pourrait encore prolonger de 24 heures ? Ce n’est pas exagéré ?

Dans les faits, les 24 heures de la garde à vue actuelle se résument à maximum 16 heures utiles pour la justice, le temps de mettre le suspect en cellule, de trouver un avocat, un juge, etc. Résultat : les suspects se voient souvent trop vite placés en détention préventive, car le délai de garde à vue est trop court. Bien avant le 22 mars, je plaidais donc déjà pour étendre le délai à 48 heures, comme c’est le cas dans nombre de pays voisins. Quant aux 72 heures, cela peut s’avérer nécessaire en matière de terrorisme uniquement.

Le Conseil d’Etat vient de recaler l’avant-projet visant à neutraliser, dans certains cas, l’effet protecteur du titre de journaliste professionnel. Comptez-vous retirer ce projet ?

Nous étudions l’avis du Conseil d’Etat. Nous y donnerons la suite appropriée, le cas échéant, nous retirerons intégralement cette partie du texte.

Par ailleurs, vous souhaitez doubler les peines en cas de violation du secret de l’instruction. Cette infraction devenant plus grave, il sera plus facile de mettre sur écoute magistrats, policiers et… journalistes.

Il s’agit aussi d’un avant-projet de loi. Je respecte le secret des sources journalistiques. Mais quand, dans une enquête  » terrorisme « , des caméras de télévision débarquent sur le lieu d’une perquisition avant même les unités spéciales, de telles mesures d’écoute se justifient pour trouver qui a violé le secret professionnel. Ce n’est pas vrai pour tous les dossiers. Il faut que ce soit proportionnel à la gravité des faits sur lesquels on enquête. Le terrorisme me semble suffisamment grave.

Votre démission refusée après les attentats : si vous aviez vraiment voulu rendre votre tablier, ne seriez-vous pas passé outre le refus de Charles Michel ?

Quand le président turc a affirmé qu’Ibrahim El Bakraoui, qui s’est fait exploser à Zaventem, avait été livré à la Belgique en 2015, le ministre de l’Intérieur et moi avons senti sur le moment que la tension était si forte qu’il fallait donner l’opportunité au Premier ministre de changer son équipe.

Au-delà de ça, vous n’aviez pas la volonté de quitter vos fonctions ?

Je le répète, j’ai donné le choix à Charles Michel. Il m’a demandé de continuer. Ce que j’ai fait, avec persévérance. Dans le cas contraire, j’aurais démissionné sans difficulté.

Dans le conflit social des prisons, votre ténacité était un message aux syndicats de gardiens qu’aucun gouvernement n’avait réussi à faire plier jusqu’ici ?

Je n’ai pas cherché à faire durer les choses. Rappelez-vous qu’au début du conflit, les syndicats néerlandophones et francophones avaient tous accepté mes propositions.

Mais la base a refusé…

C’est vrai. Mais je ne négocie pas avec la base. Ça, c’est le rôle des syndicats. Je ne pouvais que leur faire confiance. J’ai malgré tout avancé de nouvelles propositions, meilleures que les premières. Vous parlez de ténacité… Oui, je suis peut-être un faux doux. Mais, à un moment, trop is te veel. Il faut aller de l’avant. Il n’y avait pas d’autre issue que celle que le gouvernement a finalement choisie de suivre.

Lorsque le service minimum sera sur la table, les syndicats flamands risquent de gronder eux aussi. Ce sera plus compliqué pour vous ?

Vous savez, je crois être un peu plus de gauche que de droite. Le PTB, les socialistes…, je les aime bien. Mais je ne comprends pas que la gauche soit si divisée sur la question du service minimum des agents pénitentiaires. La gauche syndicale n’en veut pas, de peur de perdre son pouvoir de pression. La gauche intellectuelle le revendique pour le bien-être des détenus. Qu’il soit de gauche ou de droite, le ministre de la Justice se trouve coincé entre les deux. De toute façon, le service minimum en prison, qui est exigé par le Conseil de l’Europe, reste une priorité de l’accord gouvernemental.

Vous ne craignez pas de nouvelles actions ?

Avec l’Albanie, la Belgique est le seul pays des 47 du Conseil de l’Europe où il n’y a pas de service minimum dans les prisons. Les syndicats savent qu’il n’y a pas le choix. J’espère que cela se fera dans la concertation.

Il y a 30 % de détenus pour des infractions relatives aux stupéfiants. Dépénaliser les drogues résoudrait le problème de surpopulation. Le Portugal l’a fait avec succès. Pourquoi pas nous ?

Personnellement, je ne suis pas favorable à la tolérance pour les drogues. Mais je ne pense pas que la prison soit la meilleure solution pour lutter contre la consommation, et même contre certains types de criminalité qui y sont liés. Le milieu carcéral n’est pas le lieu idéal pour aider les toxicomanes. A Gand, il y a quelques années, un protocole d’accord a été signé entre le parquet et la Communauté flamande pour privilégier le suivi des consommateurs sans les incarcérer. C’est une voie convaincante, à élargir.

Avec quels moyens ?

En Flandre, le ministre Jo Vandeurzen (CD&V) travaille à développer ce projet, avec des moyens de la Communauté. Cela fonctionne.

Beaucoup de magistrats critiquent votre plan de réformes judiciaires. Vous comprenez leur inquiétude et leurs réactions parfois virulentes ?

Que répondre ? On me fait savoir, dans une lettre ouverte publiée dans La Libre, qu’il manque du papier WC dans certains bâtiments de justice. D’accord, tout n’est pas optimal. Mais nous avons fait un maximum pour réduire l’effet des économies. Le cadre judiciaire est rempli, en moyenne, à 95 % pour les cours d’appel, 94 % pour les cours et tribunaux de première instance, 98 % pour les cours du travail… J’ai apuré tous les frais de justice, dont les arriérés étaient importants. J’ai donné de l’oxygène aux experts judiciaires et aux interprètes. Visiblement, tout le monde ne comprend pas ce que nous sommes en train de réaliser.

L’opposition des magistrats semble unanime…

Non, non. Ce n’est pas vrai.

Ce n’est qu’une minorité qui est contre votre plan, selon vous ?

Je pense, oui.

Ils étaient pourtant nombreux, le 7 juin dernier, lors du rassemblement au palais de justice de Bruxelles…

Je n’ai pas été impressionné. Cela peut paraître prétentieux, mais je crois qu’il n’y a jamais eu un ministre de la Justice qui a réalisé en vingt mois ce que mon équipe a déjà fait depuis le début de la législature. On me reproche d’aller trop vite. C’est possible. Mais, si je ne brusque pas un peu les choses, les lois des premiers  » pots-pourris « , qui visent à réduire sensiblement les charges de travail dans le monde judiciaire et accélérer la justice pour le citoyen, ne sortiront pas leurs effets avant 2018.

Le monde de la justice est-il rebelle au changement ?

Etant moi-même juriste, je connais bien ce milieu qui a plutôt un esprit conservateur. Dès lors, je vous avoue que je ne m’attendais pas à autre chose.

Des magistrats soupçonnent les politiques de vouloir maîtriser le monde judiciaire, voire de le faire disparaître, notamment à cause de l’affaire Fortis qui a fait chuter le gouvernement Leterme. Qu’en pensez-vous ?

Dire que tout cela découle de l’affaire Fortis est absurde. Je ne comprends même pas ce raisonnement. Il ne faut pas voir les réformes en cours sous l’angle d’une rivalité entre pouvoirs. Au contraire, le politique pousse le judiciaire à devenir plus autonome dans son organisation.

Pas de revanche du politique ?

En tout cas pas dans mon chef. Ni dans le chef des autres, je crois. Mais vous ne devez pas sous-estimer non plus le fait que des magistrats s’expriment plus facilement dans la presse aujourd’hui qu’auparavant. Ce n’est pas parce que certains disent haut et fort ce qu’ils pensent que tous les magistrats pensent nécessairement comme eux.

Ceux qui s’expriment haut et fort, comme Luc Hennart ou Manuela Cadelli, vous énervent ?

Il est très difficile de m’énerver. Mais je ne vous cache pas que, parfois, le choix des mots ne me semble pas toujours être de bon goût.

Pourquoi ne pas souscrire à l’idée, défendue par les magistrats, que le budget de la Justice fasse l’objet d’une dotation votée par le Parlement ?

Qui a poussé l’autonomie des magistrats depuis le début et a mis des propositions sur la table ? C’est l’exécutif, le ministre de la Justice, votre serviteur. J’ai même été avec les membres des deux collèges de la magistrature, celui du ministère public et celui du siège, dans des pays voisins pour voir comment y est organisée l’autonomie judiciaire. Aux Pays-Bas, nous avons vu que le budget est négocié entre le ministre et la magistrature. Si cette dernière n’est pas d’accord, elle peut proposer un contre-budget au Parlement. Je n’ai rien contre un tel système.

Cela pourrait fonctionner chez nous ?

Bien sûr. Cela fait partie des négociations avec les collèges. J’ai toujours encouragé l’autonomie du judiciaire. Mais une dotation, ce n’est possible que pour une cour de la taille de la Cassation, pas pour toute l’organisation judiciaire dont le budget tourne autour d’un milliard d’euros. Et puis, il n’est pas certain que le Parlement soit un partenaire plus facile que le ministre de la Justice.

Pour l’instant, le budget Justice représente 0,7 % de notre PIB, bien en dessous de la moyenne de 2,2 % du Conseil de l’Europe, selon les statistiques du CEPEJ (1). Un chiffre que vous contestez, alors qu’il est inscrit dans le Plan justice…

La discussion sur les chiffres est sans fin. Je peux vous montrer une récente étude de l’UE selon laquelle le budget consacré à la justice est de 97 euros par habitant en Belgique. C’est moins qu’aux Pays-Bas (110 euros) mais bien plus qu’en France (72 euros). Nous n’avons certainement pas à rougir du budget consacré au personnel de la Justice, magistrats, greffiers, secrétaires de parquet ou gardiens de prison. Au contraire. Nous avons de grosses lacunes au niveau des infrastructures, je le reconnais. Pour les bâtiments pénitentiaires, nous sommes même les pires. Mais, comme vous le savez, nous y travaillons avec les masterplans.

Dans le  » pot-pourri IV  » (loi relative à la réforme de la justice), vous réintroduisez la chambre à trois juges pour le contentieux des marchés, alors que vous la supprimez par ailleurs. Economies à géométrie variable ? N’est-ce pas suspect venant d’un ancien avocat d’affaires ?

La chambre à trois juges est tout de même maintenue au pénal pour les affaires graves et en appel. Le chef de corps peut aussi décider, d’initiative ou sur requête d’une partie, de faire siéger trois juges. Pour le contentieux des marchés, cela n’a rien à voir avec mon ancienne occupation. Mais nous considérons que des affaires pouvant impliquer des autorités de régulation comme la FSMA (banques), la CREG (énergie) ou l’IBPT (poste et télécoms), par exemple, doivent être examinées par trois juges. C’est d’autant plus crucial que Bruxelles est une place financière importante, avec les institutions européennes sur son territoire.

D’anciens collègues de votre cabinet d’avocats Eubelius travaillent-ils avec vous comme experts ?

Pour étudier la réforme du droit pénal et du droit civil et commercial, je travaille avec de nombreux experts académiques de toutes les universités du pays, qui – j’insiste – ne sont pas payés. Notamment les professeurs Damien Vandermeersch, Joëlle Rozie, Marie-Aude Beernaert pour le droit pénal, les professeurs Eric Dirix, Patrick Wéry, Pascale Lecocq pour le Code civil. Pour le droit de la procédure civile, mon ami et ancien doyen de la KUL Paul Van Orshoven a été détaché ces douze derniers mois au cabinet pour un cinquième de son temps. Il sera admis à l’éméritat en octobre. Raf Verstraeten coordonne les travaux de droit pénal. Professeur à la KULeuven, il est l’un des plus éminents pénalistes du pays. Il a quitté Eubelius en 2014. Je l’ai choisi, lui comme les autres, pour ses qualités académiques. Personne ne peut me soupçonner de conflit d’intérêts à cet égard.

(1) Commission européenne pour l’efficacité de la justice.

ENTRETIEN : THIERRY DENOËL

 » Bien avant le 22 mars, je plaidais déjà pour une garde à vue de 48 heures  »

 » Vous savez, je crois être un peu plus de gauche que de droite  »

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