« Je suis drogué du pouvoir »

Le maître de Molenbeek revient sur les violences qui ont déstabilisé sa commune. Il explique ce qui le pousse, à 70 ans, à s’accrocher encore en politique. Au passage, il évoque Karl Marx, André Cools et Didier Reynders.

Jour de marché à Molenbeek. Installés le long de la rue Comte de Flandre, au c£ur du  » quartier oriental « , les échoppiers haranguent les clients en arabe. Depuis la fenêtre de son bureau, au premier étage de l’hôtel communal, Philippe Moureaux domine ce brouhaha joyeux et coloré. Mais c’est un bourgmestre tendu que nous rencontrons. La flambée de violence qu’a connue Molenbeek a ébranlé le mayeur, contraint d’endosser ces jours-ci le costume du shérif. Entretien.

Le Vif/L’Express : Votre commune vous donne de gros soucis…

Philippe Moureaux : Molenbeek n’a pas le monopole des événements difficiles. Anderlecht, Saint-Gilles, Schaerbeek… On a tous eu notre tribut.

Molenbeek ne pose pas de problème particulier ?

Nous avons un problème spécifique au Quartier maritime : un noyau dur de multirécidivistes voudrait en faire une zone de non-droit. Nos actions policières liées à la lutte contre le trafic de drogue les mécontentent.

Certains y voient l’échec de votre politique d’intégration.

J’ai ouvert une voie qu’ont suivie d’autres mandataires politiques. Quand je suis devenu bourgmestre, les musulmans étaient inconnus ou rejetés. Mon premier acte, très critiqué, a été d’ordre symbolique : faire le tour des mosquées au moment du ramadan. J’ai voulu sortir l’islam de la clandestinité.

Par calcul électoraliste ?

Lorsque j’ai entamé cette politique, la plupart des gens à qui je m’adressais n’avaient pas le droit de vote.

Le PS en retire tout de même des dividendes sur le plan électoral…

Il est vrai qu’il y a un effet retour. Mais je ne l’ai jamais calculé. Le parti socialiste défend les classes défavorisées. Bruxelles comptait une classe ouvrière bâillonnée. Même si, au PS, tous n’en sont pas convaincus, notre devoir, notre raison d’être, est d’aider cette population d’origine immigrée.

S’agit-il du nouveau prolétariat ?

A Bruxelles, c’est vrai à 80 %.

Vous n’avez pas toujours défendu l’octroi du droit de vote aux étrangers…

Foncièrement, si. Il y a eu des périodes où, faute d’adhésion au PS, j’ai accepté de freiner ce mouvement. Sur les sujets délicats, il faut avancer quand une fenêtre s’ouvre. Si j’ai pu faire voter la loi contre le racisme, en 1981, c’est en raison de l’émoi provoqué par un attentat contre des enfants juifs à Anvers. A 20 ans, quand j’étais marxiste, je n’étais pas un grand partisan du droit à la différence. J’ai évolué. Et ce qui m’a fait basculer, ce sont précisément les conversations que j’ai eues avec des représentants de la communauté juive. Cela m’attriste, aujourd’hui, de les voir refuser ce droit à la différence pour les musulmans.

Avec votre personnalité très forte, n’avez-vous pas freiné l’ascension de la jeune génération du PS bruxellois ?

Certainement. C’est très difficile de résoudre ce problème, même quand vous en êtes conscient.

Vous avez le sentiment d’avoir fait le vide autour de vous ?

Oui. Enfin… (Hésitations.) J’ai une personnalité considérée, souvent à tort, comme autoritaire. J’en impose. C’est parfois très utile. Notamment dans les moments qu’on vient de vivre, par rapport aux officiers de police ou à la ministre de l’Intérieur. Mais l’effet négatif, c’est que ça gèle certaines initiatives.

Votre succession à Molenbeek se prépare-t-elle ?

Disons que le casting n’est pas prêt. Un bon bourgmestre de Molenbeek, qu’il soit basané ou qu’il soit blanc, doit avoir un minimum d’adhésion dans tous les quartiers, et en particulier dans les deux grandes masses qui composent la commune : les gens d’origine européenne et les gens d’origine étrangère – marocaine, surtout. Pour l’instant, ce profil est difficile à trouver.

Vous avez cru détenir la perle rare : Laurette Onkelinx. Elle vous a fait faux bond en s’installant à Schaerbeek…

Je pense qu’elle a commis une erreur. Elle aurait été merveilleusement acceptée à Molenbeek. Dommage pour elle. Et pour la commune.

Quand passerez-vous le relais ?

Si ça ne tenait qu’à moi, et si je n’avais pas cette passion pour la politique et pour ma commune, je serais déjà parti depuis un certain temps. Quand j’ai eu 70 ans (il prononce soixante-dix), je me suis demandé : n’ai-je pas le droit de vivre plus calmement ? Surtout dans des périodes comme celles-ci. Depuis quinze jours, les nuits sont mauvaises…

Le pouvoir agit-il comme une drogue ?

On est drogué du pouvoir ! Cela ne fait aucun doute.

Quels sont les ressorts de cette drogue ?

Il y a un aspect qui nous échappe, d’ordre psychologique. Il doit y avoir quelques cellules dans notre cerveau qui provoquent un sentiment de frustration quand on a l’impression de perdre du pouvoir. Mon idée serait de quitter la politique par étapes. Et la dernière étape, ce sera certainement la commune.

Entre André Cools, Philippe Moureaux et Laurette Onkelinx, il existe une filiation ?

Il y a des aspects communs. Tout d’abord, un attachement à la gauche. Et aussi, peut-être, un style. Je ne ferai pas l’injure à Laurette de dire qu’elle est comme moi. Mais enfin, elle a tout de même un style assez dur. Cools, Onkelinx, Moureaux : une même capacité à dire, à certains moments :  » Ça suffit !  »

L’assassinat d’André Cools, cela reste un traumatisme ?

C’est une fracture dans une vie. Après l’assassinat d’André Cools, j’ai vécu une période très lourde et très négative. J’ai été obsédé par l’idée de trouver les coupables. André Cools, c’était mon deuxième père… Jusqu’au moment où ça arrive, vous pensez ne jamais vivre une épreuve pareille. Je me souviendrai toujours du moment où j’ai appris la nouvelle : la foudre vous tombe sur la tête.

Vous vous sentez à l’aise dans le PS tel qu’il a évolué ?

Il y a des évolutions que je crois très cosmétiques. Mais, globalement, le PS est resté un parti populaire. Il existe parfois un contraste entre l’attitude personnelle de certains dirigeants et le travail global du parti. Car le travail de Laurette Onkelinx ou d’Elio Di Rupo, fondamentalement, est un travail dans l’intérêt des classes populaires. Le PS reste le seul grand parti qui défend les classes populaires.

Vous avez déjà douté de votre parti ?

Après l’assassinat d’André Cools, oui, j’ai douté du PS.

Pourtant, vous avez la réputation d’un homme qui doute peu.

Vous devez faire très attention quand vous doutez. Vous ne devez pas trop le laisser sentir. Sinon, vous devenez fragile. J’ai participé à de nombreuses négociations avec les représentants de la Communauté flamande. Eh bien, parfois, il vous arrive de penser qu’ils ont peut-être raison. Il ne faut surtout pas le leur dire !

C’est par provocation que vous revendiquez l’héritage marxiste ?

Il m’arrive de provoquer. Mais je suis convaincu que l’£uvre de Marx contient une pensée d’une richesse exceptionnelle. Bien sûr, ceux qui veulent appliquer le schéma marxiste aujourd’hui se trompent. Mais ceux qui refusent de comprendre qu’il y a eu là une analyse de la société tout à fait juste se trompent eux aussi.

Vous considérez que la lutte des classes reste d’actualité ?

Le terme est usé… En juin dernier, Elio Di Rupo a réussi à inverser le cours de la campagne électorale en évoquant un risque de bain de sang social. S’il avait parlé de lutte des classes, il aurait perdu les élections. Or ce qu’il a dit, c’est un peu ça. Il a fait comprendre que les classes sociales défavorisées risquaient de payer le prix fort.

Vous êtes né dans une famille privilégiée. Cela vous a-t-il préservé de l’appât du gain, auquel ont succombé certains mandataires socialistes ?

Peut-être. Les  » parvenus  » dont parle Elio Di Rupo peuvent avoir tendance à amasser. Mais il faut être prudent. Des gens d’origine bourgeoise ont voulu amasser par tous les moyens. Moi, je suis heureux de vivre confortablement. J’aime bien passer des vacances dans un bel hôtel. J’ai hérité de mes parents d’une maison à Bois-de-Villers. Je n’en suis pas honteux. Mais amasser l’argent, je ne comprends pas… Je ne vois pas l’intérêt.

Vous avez l’art de décocher les petites phrases assassines. Avec regret, parfois ?

Oui. Parfois, je me dis : aïe, aïe, aïe, pourquoi ai-je été lâcher ça ? On croit que je calcule tout, alors que huit sorties sur dix sont spontanées. Je suis très réactif.

Même dans les attaques personnelles ?

Surtout dans les attaques personnelles.

Pourquoi recourir aux attaques personnelles ?

Je suis assez brutal. Mais, par contre, je n’ai aucune rancune. C’est presque un défaut. Je n’ai aucun problème personnel avec Didier Reynders. Ce qui l’a le plus choqué, c’est lorsque je l’ai traité de  » ministre des rupins « . Or je pense qu’il est vraiment un défenseur des privilégiés. Il tente de faire avancer des idées que je combats.

Cette violence verbale, c’est une tactique politique qui fait partie de votre jeu ?

Moi, je suis de l’école d’André Cools. J’estime qu’il faut dire ce qu’on pense, quitte à le dire rudement, et qu’il faut de temps en temps caricaturer pour se faire comprendre. Le style est peut-être un peu vieilli. Maintenant, on est plus rond, plus hypocrite.

Et vous ? Acceptez-vous d’encaisser des attaques personnelles ?

Si je n’en étais pas capable, je serais déjà dans le canal depuis longtemps.

Entretien : François Brabant et Pierre Havaux

« Après l’assassinat d’André Cools, oui, j’ai douté du PS »

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