» Je ne voulais pas devenir comique « 

Il est toujours risqué de parier sur un comique dans un entretien écrit. Un second degré mal compris, une allusion sans repères, une blague qui s’épuise, et c’est l’échec garanti. Interviewer un humoriste peut ainsi provoquer des dommages collatéraux. Pas avec Anne Roumanoff, forte de vingt et un ans de carrière et sérieuse comme l’étudiante de Sciences po qu’elle fut. Pas trop sérieuse quand même. Elle sourit beaucoup et s’explique sans s’écouter parler. Fidèle à ses habitudes, elle part pour un marathon : six mois au théâtre des Bouffes-Parisiens, avant une tournée en France. Populaire depuis toujours, elle s’est trouvé une seconde jeunesse, plus mordante, depuis qu’elle a installé sa  » Radio Bistrot  » sur scène pour griffer les politiques. Une reconnaissance qui en fait une commentatrice avisée de l’actualité. Pour son plus grand bonheur.

On va tout de suite régler le cas Sciences po. Le fait que vous en soyez diplômée est dans tous les articles vous concernant – et sera dans celui-là aussi, d’ailleurs. Sur scène, vous y faites allusion. Cela cache-t-il un besoin de reconnaissance ? Une envie de dire que vous êtes loin des personnages qui ont fait votre succès ?

Personne ne m’en parlait, jusqu’à la parution, en 2004, du livre d’Ariane Chemin sur la promo 1986 de Sciences po [y figurent Isabelle Giordano, Laurence Parisot, David Pujadas, Frédéric Beigbeder, Jean-François Copéà]. Tout le monde a voulu alors savoir qui était ami avec qui et qui débinait qui. Le truc a pris de l’importance. Le fait de le dire sur scène, c’est, il est vrai, pour aller contre l’image que j’ai eue trop longtemps, lorsque beaucoup m’identifiaient au personnage de Bernadette, une gourde du Midi. Je la jouais peut-être trop bien.

Vous en étiez agacée ?

Oui, un peu. Mais je ne revendique pas spécialement mon passage à Sciences po. D’autant que je n’aime pas beaucoup quand on me demande, pour les besoins d’un livre, comment étaient Jean-François Copé (le président du groupe UMP à l’Assemblée nationale française) ou Laurence Parisot (la patronne des patrons français).

Et comment était Jean-François Copé ? Est-ce que, par exemple, il draguait Laurence Parisot ?

Je ne le vous dirai pas.

Trouvez-vous toujours qu’il y a un décalage entre vous et les personnages que vous incarnez ?

Plus maintenant. Mais j’ai longtemps souffert d’un manque de considération. Pas de la part des spectateurs, qui ont toujours été présents, mais de celle de la profession et, parfois, de la presse. Heureusement, le public m’a adoptée dès mes débuts, à 22 ans, alors que je passais dans l’émission de Guy Lux, La Classe. Sortir de Sciences po pour aller à la télé a d’ailleurs été un choc culturel violent : passer de la lecture systématique du Monde à la chanson La Queuleuleu, vous imaginez ? Mais, enfin, j’étais acceptée quelque part, moi qui n’avais connu que des échecs pendant dix ansà

Pendant dix ans ? Entre 12 et 22 ans ? Si tôt ?

A 12 ans, j’avais décidé d’être actrice. C’était mon but. Mais, jusqu’à 22 ans, je n’ai rencontré que des portes fermées.

Votre famille vous a toujours soutenue, ce qui est rare.

J’ai une famille atypique. J’avais soif de conformisme, mais mes parents ne rentraient pas dans le moule. Ils étaient un peu babas tout en habitant dans le xviie arrondissement, à Paris. Donc une famille quand même bourgeoise. Et athée, alors que j’aurais voulu avoir une religion affirmée, juive ou catholique. J’avais aussi des origines étrangères, mais jamais vraiment assumées. J’étais de nulle part. Je suis fascinée par ceux qui possèdent une maison de famille, qui vivent selon des codes sociaux très clairs et qui portent des chemises Lacoste de père en fils. Alors je suivais les modes comme une nouille. Arrivée à Sciences po, j’ai acheté un collier de perles à Prisunic et un faux foulard Burberry. Je m’adaptais tant bien que mal. Ce dont je suis très reconnaissante à mes parents, c’était du  » rien n’est impossible « . Un jour, mon père m’a demandé :  » Tu te donnes jusqu’à quand pour échouer ?  » C’était un peu provo, je pense, mais il ne m’a jamais empêchée de continuer.

La reconnaissance était-elle un but ?

Non, pas vraiment. Mon but, c’est de progresser et de m’amuser. Mais, à l’époque, oui, ce fut douloureux d’être systématiquement rejetée. Les choses changent vraiment depuis peu. Depuis les sketchs Radio Bistrot que j’ai commencé à jouer sur scène en 2003, mais dont l’écho a été amplifié grâce à Vivement dimanche, l’émission de Michel Drucker. Au début de ma carrière, je traitais davantage du couple, des régimes et de la drague. Puis j’ai abordé des sujets plus sociaux. La politique, elle, est arrivée il y a cinq ans. Les changements se sont faits progressivement.

Ces changements reflétaient-ils une volonté de votre part ?

Non, pas vraiment. Cela s’est fait naturellement. Aussi en fonction de la société, dont les évolutions se sont accélérées. Aujourd’hui, un humoriste doit se renouveler plus souvent. Créer un autre rythme dans ses spectacles. Je reste, pour autant, fidèle à ce que je ressens : si un sketch fait rire mais qu’il m’ennuie, je l’arrête. L’inverse est aussi vrai, d’ailleurs. Mais il faut faire attention à la conscience qu’on a lorsqu’on est sur scène car elle n’est pas juste. D’autant que la façon d’appréhender les blagues bouge très vite. Le lendemain des élections européennes, les vannes sur Bayrou fonctionnaient à fond. Une semaine après, c’était fini. Dans l’esprit des gens, il était has been. Autre exemple : depuis qu’elle est première secrétaire du PS, Martine Aubry fait beaucoup rire. Avant, non. Rachida Dati, elle, glace le public, bien qu’elle soit populaire. Alors que le nom de Bachelot déclenche immédiatement l’hilarité. Celui de Borloo également. Mais pas Delanoë ni Obama.

Vous sentez-vous bien dans ce registre politique ?

Ce qui m’a fait peur, quand j’ai commencé à aborder la politique, c’est de tomber dans le poujadisme version  » ils sont tous nuls « . J’ai donc créé le personnage de mon beau-frère, afin de parler de l’implication concrète des gens dans la société et de leur position vis-à-vis de la situation politique ou économique. L’information est livrée en telle quantité qu’elle devient impossible à digérer. Me mettre dans la peau des gens qui tentent de faire le tri m’intéresse. J’essaie également d’éviter la systématisation :  » Sarkozy est petit, Ségolène est méchanteà  » En même temps, ce sont des archétypes qui servent à enclencher le rire. Je me force enfin à équilibrer les piques contre les uns et les autres. J’aime qu’on ne sache pas si je suis de droite ou de gauche. Je suis adepte de l’équilibre en toute chose. En plus, je ne suis fondamentalement ni à droite ni à gauche.

Voilà : on sait donc maintenant que vous êtes au milieu. Modem tendance radicale de gaucheà

Non, non ! Ce que je veux dire, c’est que j’ai déjà voté pour chacun des deux bords. J’appartiens à l’électorat flottant. Il n’y a que les extrêmes que je refuse. Mais je vote toujours.

Vous évoquiez l’importance d’avoir un style. Comment s’est construit le vôtre ?

Plus qu’un style, c’est une façon d’attaquer les choses qu’il faut trouver. Avoir un point de vue particulier sur un sujet. Regarder un phénomène d’en haut, d’en bas et de côté. Ce qu’il faut éviter, ce sont les modèles. Parfois, j’entends des nouveaux comiques qui collent tellement à leur modèle que cela en devient gênant. Quand j’ai commencé, j’ai eu, moi aussi, tendance, parfois, sans doute inconsciemment, à répéter des intonations de Sylvie Joly, qui m’avait donné envie de faire ce métier après l’avoir entendue à la radio. Un style se construit au fur et à mesure. C’est presque intuitif.

Comment s’est passé ce passage brutal, comme vous dites, entre Sciences po et La Classe ?

J’ai redoublé la dernière année de Sciences po, j’en suis sortie en 1986. J’avais 21 ans. Je me suis donné un an pour voir si je pouvais être comédienne. Cette année-là, pour la troisième fois, j’ai raté la rue Blanche [Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre], j’ai échoué à tous les castings de la terre et j’ai commencé à écrire des sketchs que j’ai joués, sans être payée, dans des cabarets underground. Des trucs qui ont fait faillite. Un jour, j’ai entendu une annonce à la télé pour une nouvelle émission. J’ai passé les sélections. C’était comme la Nouvelle Star : il y avait 200 comiques venus de toute la France. On m’a dit merci. Je me suis dit :  » Bon, OK, encore raté.  » Mais la production m’a rappelée.

Quand on vous dit merci, pensez-vous arrêter ce métier dans lequel vous ne percez pas ?

Non, c’était juste un échec de plus. Le plus dur a été le moment où j’ai raté le Conservatoire la première fois. Tout s’écroulait. C’était mon rêve, car je voulais entrer à la Comédie-Française. Fondamentalement, je suis anticonformiste mais j’ai toujours eu des désirs de conformisme. Pour une adolescente qui voulait être comédienne, l’idole s’appelait Isabelle Adjani et la voie royale, c’était la Comédie-Française. Je me suis tenue à ce rêve-là. Je ne voulais pas devenir comique, mais actrice. Faire rire était considéré comme un talent mineur. Dans les cours de théâtre, personne ne me poussait à faire des sketchs ni à être drôle. Le déclic s’est produit après ma dernière année à Sciences po. Je suis allée au Club Med comme animatrice, et les gens riaient à mes blagues. De retour à Paris, j’ai acheté tous les disques des humoristes de l’époque : Boujenah, Zouc, Bedos, Magdaneà Et, en bonne élève de Sciences po, j’ai dressé des listes, analysé les sketchs, décrypté les genres de comique, recensé les formes de rire, etc. A partir de là, j’ai commencé à écrire mes propres textes.

Et, lorsque vous recevez ce fameux coup de téléphone pour participer à La Classe, vous vous êtes dit :  » ça y est, enfin ! « 

J’ai été surprise. Et très contente. En fait, j’ai tellement attendu que je n’ai jamais eu peur quand tout s’est enchaîné. Six mois plus tard, je jouais un spectacle au festival Off d’Avignon. C’était sans doute un peu kamikaze de ma part. Avoir démarré jeune a été une chance, car l’inconscience m’a sans doute aidée. Les comiques sont quand même des gens un peu flippés – la peur du rire qui ne vient pas. Je le dis dans mon spectacle :  » Tous les humoristes sont des angoissés, mais tous les angoissés ne sont pas comiques.  » Je suis très déterminée. Avoir eu du mal à percer me fait davantage apprécier ce qui m’arrive.

L’écho important du sketch que vous avez joué chez Michel Drucker et qui a été vu des milliers de fois sur YouTube [où la droite est comparée à  » une petite saucisse avec plein de fayots autour « ] vous a-t-il surprise ?

A ce point-là, oui. Mais il m’a également fait plaisir. Tout s’est emballé d’une manière incroyable, à la limite du trop : même le New York Times m’a téléphoné pour m’interviewer !

Etait-ce comme une revanche pour vous ?

Oui. Une revanche qui se déguste. Tout ce qui se passe en ce moment me rend plus détendue et plus apaisée qu’il y a deux ans. J’ai perdu l’angoisse du rire qui ne viendrait pas. Je suis dans le plaisir et non plus dans le souci de la performance et de l’efficacité.

Vous considérez-vous aujourd’hui comme une actrice ?

Ah oui ! Cela me fait d’ailleurs beaucoup de peine quand on me demande quand je le deviendrai. Mais est-ce que je serais capable de jouer un texte que je n’aurais pas écrit ? Je n’en suis pas sûre. Si je me retrouve à faire ce que je fais, ce n’est pas un hasard. Je suis indépendante. Ma seule contrainte, c’est de faire rire. Donc jouer pour d’autres n’est pas une envie absolue. Je dois d’abord écrire une pièce. Peut-être, ensuite, un scénario de film. Mais je suis au bord d’une piscine et je ne plonge pas, ça m’énerve.

Quels conseils donnez-vous aux jeunes ?

Eviter la copie. Travailler l’écriture. Rechercher la capacité à se renouveler. Je me souviens, un soir, avoir vu Florence Foresti au festival Juste pour rire, à Montréal. Elle était débutante, elle s’est plantée. L’année suivante, elle a fait un succès. Celle d’après, c’était une standing ovation. Encore un an plus tard, elle présentait la soirée. A chaque fois, elle montait d’une marche en analysant ce qui s’était passé. C’est une fille qui mérite largement son succès. J’en vois d’autres qui stagnent. Le succès n’arrive jamais par hasard.

Propos recueillis par Éric libiot – photos : thierry dudoit pour le vif/l’express

 » Ce qui m’a fait peur, quand j’ai commencéà aborder la politique, c’est de tomber dansle poujadisme version  » Ils sont tous nuls «  »

 » J’ai perdu l’angoisse du rire qui ne viendrait pas. Je suis dans le plaisir et non plus dans le souci de la performance « 

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