© HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

« J’espère bien que les hommes se questionnent sur eux-mêmes ! »

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

La masculinité n’est pas en crise. Et c’est un homme qui l’affirme. Le masculin, en revanche, se sent en crise, selon le chercheur canadien Francis Dupuis-Déri. Parce qu’il supporte mal que le féminin lui grappille du pouvoir et de l’espace. Or ce sentiment ne date pas d’hier et, souvent, les arguments censés justifier ce mal-être ne résistent pas à l’analyse.

Dans votre livre, La crise de la masculinité, vous constatez que les hommes se sentent en crise… alors qu’ils continuent à dominer la société. Paradoxal ?

Nous ne vivons effectivement pas dans un monde où les repères sont ébranlés. Aujourd’hui, tout autour de nous, l’homme reste très clairement dominant. Que ce soit en politique, au sein des institutions, dans le monde économique, au niveau de la détention des richesses, dans la sphère privée… Aux Etats-Unis, un homme bénéficie par exemple de cinq heures hebdomadaires de temps libre de plus qu’une femme. Pourtant, les médias, la littérature récente et la prise de parole publique évoquent cette crise de la masculinité. Cela décrit une perception de crise plutôt qu’une crise réelle. Parce que se dire en crise présente des avantages ; c’est une manière d’en revenir à une situation estimée  » normale  » ou  » naturelle « , dans laquelle les femmes retourneraient à  » leur  » place.

Quel homme craint, en se promenant dans la rue, de se faire agresser par une femme ?

Vous démontrez aussi que ce discours existe depuis au moins cinq cents ans… Si les femmes avaient historiquement pris le pouvoir, cela se serait su, non ?

Même durant l’Antiquité romaine, certains se plaignaient déjà que des femmes conduisent des chars et s’habillent de façon chatoyante ! Mais c’est un discours qui est devenu plus récurrent dès le xive siècle, parfois provoqué par des microphénomènes, comme lorsque le roi de France s’insurgeait – pour les raisons que vous pouvez imaginer – que l’on ne puisse plus faire la différence entre les courtisans et les courtisanes. Ce type de parole est et fut souvent porté par des gens très privilégiés. A nouveau, il n’y a pas besoin de réelle crise pour que se développe une mécanique du discours de crise. Parfois, il suffit d’une, deux ou trois femmes dont on médiatise les transgressions pour que soit créée une sorte de scandale public autour de la féminitsation de la société.

Mais, depuis les années 1960, cette crise de la masculinité n’est-elle pas plus audible, parce que les avancées féministes deviennent multiples et réelles ?

La société évolue, c’est vrai. Mais depuis les années 1960, près de deux générations ont passé. L’effet de déstabilisation aurait dû devenir la norme. Or, même si les lignes bougent, il reste toujours plus avantageux aujourd’hui d’être un homme qu’une femme. Et puis, si les bouleversements actuels vont vers plus d’égalité, pourquoi serait-on en crise, alors ? Les hommes devraient être contents. Si pas pour eux, pour leurs filles, leurs femmes, leurs mères…

Pourquoi certains ne le sont-ils pas ?

Parce que tout cela touche à des questions de pouvoir. Ou, plus exactement, à des questions de répartition inégalitaire du pouvoir. Mais aussi de la violence, du travail… Qui effectue quelle tâche ? Il y a là en jeu des milliers d’heures de travail non rémunérées.

Estimez-vous que la résurgence de la crise de la masculinité est une réponse au mouvement #MeToo ?

Mais j’espère bien que les hommes se questionnent sur eux-mêmes, si des milliers de femmes dénoncent leurs comportements ! Il y a bien des responsables de toutes ces histoires relatées aujourd’hui ! Sans même parler d’agression, une grande majorité des hommes hétérosexuels doit sans doute reconnaître quelques attitudes peu sympathiques à l’égard des femmes. Non prise en compte du consentement, cliché du lendemain matin où l’on s’enfuit pour ne pas avoir à discuter… Tout cela démontre une sexualité très égoïste.

Selon les hommes en crise, l’enseignement serait devenu trop féminin. Au désavantage des garçons, qui réussiraient désormais moins bien que les filles parce que l’école leur serait inadaptée.

Des études en histoire de l’éducation démontrent que, depuis le début du xxe siècle, l’écart de réussite entre les filles et les garçons reste stable. Et ce partout dans le monde, même aux Emirats et au Qatar, où, aux dernières nouvelles, les femmes n’ont pas pris le pouvoir. L’école est un lieu de passage, l’objectif est d’en sortir et de trouver un emploi. Et sur le marché du travail, à diplôme égal, les garçons s’en tirent mieux. Je pense que, consciemment ou non, les mères savent que ce sera plus compliqué pour leurs filles et leur mettent donc plus de pression, ou les encadrent davantage, afin qu’elles réussissent leurs études. Tandis que les garçons pourraient s’en sortir plus facilement, même avec de mauvais résultats. On l’observe d’ailleurs dans le décrochage scolaire. Les jeunes hommes quittent davantage l’école notamment parce que le marché du travail leur offre des opportunités relativement bien rémunérées, surtout dans le milieu de la construction.  » Pourquoi on serait resté à l’école plus longtemps ? On l’a, notre métier.  » Tandis que les emplois accessibles pour les jeunes filles, comme caissières ou coiffeuses, sont clairement moins intéressants financièrement.

La justice serait-elle aussi devenue trop féminisée, comme le clament les masculinistes ?

C’est ce qu’affirment certains groupes de pères ( NDLR : comme SOS Papa, en Belgique). Il faut analyser les chiffres. Dans près de 80 % des séparations, un accord à l’amiable est trouvé entre les parents et le père accepte souvent que la garde soit majoritairement confiée à la mère. Parce qu’il lui sera plus facile de refaire sa vie… Souvent, c’est à sa mère ou à sa nouvelle compagne que l’éducation sera confiée. Les 20 % restants sont des jugements par défaut, où la garde partagée prévaut. Seul un cas sur dix est en réalité très conflictuel, et ce sont en général ceux pour lesquels interviennent les groupes de pères. Parce que là, il est vrai que la tendance sera d’accorder la garde à la mère, d’autant plus si l’enfant est jeune.

A Nantes, en 2013, un père divorcé se retranche en haut d'une grue pour obtenir le rétablissement de son droit de visite. Son action est devenue l'étendard du masculinisme en France.
A Nantes, en 2013, un père divorcé se retranche en haut d’une grue pour obtenir le rétablissement de son droit de visite. Son action est devenue l’étendard du masculinisme en France.© FRANK PERRY/BELGAIMAGE

Le malheur actuel des hommes se traduirait par un taux de suicide plus élevé que chez les femmes…

En réalité, les tentatives de suicide sont aussi nombreuses chez les unes que chez les autres. En outre, il y a d’autres phénomènes, synonymes de mal-être, qui sont eux davantage féminins, comme l’anorexie ou la consommation d’anti- dépresseurs. Et ce discours ne résiste ni à une analyse historique (de tous temps, les taux de suicides masculins ont été supérieurs), ni même géographique : c’est pareil en Russie ou au Mexique, où on ne peut pas vraiment dire que les femmes dominent la société. Il faut sans doute voir dans ce taux un lien avec les caractéristiques que l’on considère comme masculines : se montrer victorieux, dominant, ne pas connaître l’échec. Jusque dans la mort.

L’avantage du masculinisme est qu’il touche une corde sensible féminine : l’empathie.

Certains masculinistes n’hésitent pas à affirmer que les chiffres officiels relatifs à la violence conjugale sont erronés, et que les hommes battus existent aussi.

Ceux-là s’appuient sur des études essentiellement téléphoniques, qui ne sont pas recoupées avec les statistiques policières, et qui peuvent donner l’illusion d’une violence symétrique. Mais la manière la plus implacable de démonter leur argument est de regarder qui arrive à la morgue, où on dénombre quatre à cinq femmes pour un homme. Et encore, parfois tué par autodéfense ou pour protéger les enfants. On peut aussi aborder la question de la peur : je ne connais pas d’homme qui a peur des femmes. Lequel craint, en se promenant dans la rue, de se faire agresser par une femme ? Par un homme, oui. Par la police, qui tire statistiquement davantage sur les hommes, oui. Mais jamais par une femme.

Avec les réseaux sociaux, ces idées masculinistes trouvent-elles davantage de résonance ?

Oui, mais c’est aussi vrai pour les discours féministes. Il existe des études interrogeant des cohortes de jeunes lycéennes sur le féminisme, dont il ressort qu’elles trouvent ça ringard. Mais, depuis les années 2010, on remarque une tendance à s’identifier au mouvement féministe et l’explication principale, ce sont les réseaux sociaux, via lesquels elles accèdent à de nouveaux modèles, comme des bloggeuses ou des chanteuses.

Pourquoi ces discours de crise de la masculinité sont-ils parfois portés par des femmes ?

Le masculinisme est un courant de l’antiféminisme, à l’instar de certains groupes religieux, d’extrême droite etc., qui affirme que les hommes vont mal. L’avantage de la diffusion de ce message dans l’espace public est que cela touche une corde sensible féminine : l’empathie. Mais alors que les femmes se montrent relativement imperméables au discours religieux, entre autres – elles ne vont jamais se dire  » oh, oui, c’est vrai, je vais vite recommencer à lire la Bible  » – elles vont en revanche plus facilement compatir. Dans le masculinisme, on retrouve aussi cette idée que le féminisme est allé trop loin – où, on ne sait pas… -, ce que peuvent également soutenir certaines femmes. Dans toutes les luttes politiques, il y a des individus qui ne se rangent pas dans le camp où on les attendrait.

Bio express

1966 : Naissance à Montréal.

1991 : Publication de son premier roman.

1994 : Doctorat en sciences politiques à l’université de la Colombie-Britannique.

2004 : Publication de son premier ouvrage, sur les questions identitaires.

2006 : Commence à enseigner au département des sciences politiques et à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’université du Québec à Montréal, après être passé par le MIT et le Centre de recherches éthiques de Montréal.

2018 : Publie La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, éditions du remue-ménage, 320 p.

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