» J’aime penser que je ne suis pas capable « 

Dans De rouille et d’os, de Jacques Audiard, elle incarne une dresseuse d’orques ayant perdu ses jambes. Ce mélo brut lui offre son premier grand rôle depuis La Môme. Et elle y livre une prestation bouleversante. En voici les secrets.

Le Vif/L’Express : Tourner pour Jacques Audiard faisait partie de vos rêves ?

Marion Cotillard : Je n’avais jamais imaginé qu’un cinéaste comme lui ait, un jour, envie de travailler avec moi. Ça me paraissait même impossible. D’ailleurs, quelques semaines avant qu’il propose de me rencontrer, j’avais entendu parler de son projet, lors d’un dîner chez des amis où quelqu’un m’avait évoqué le fait qu’il cherchait l’actrice de son prochain film. Et vraiment, à aucun moment, je ne m’étais projetée.

Est-ce que cela peut s’expliquer par le fait que, contrairement aux Etats-Unis, où vous tournez régulièrement avec des metteurs en scène réputés, les auteurs français n’ont jamais semblé désireux de vous intégrer dans leur famille ?

Ce sentiment est né le jour où mon agent d’alors m’a raconté qu’un réalisateur que j’admirais n’avait aucune envie de me rencontrer, car le cinéma que je représentais n’était pas le sien. Et comme ce metteur en scène est un auteur confirmé – produit par le même producteur que Jacques -, cette réflexion est toujours restée ancrée en moi. Mais sans pour autant que cela me frustre. Car je suis persuadée que ce sont les films, les cinéastes et les rôles qui viennent vous chercher. Pas le contraire. Je ne me fixe donc aucune limite mais ne rêve pas non plus. Ce qui fait que je n’en souffre pas. D’ailleurs, quand j’ai rencontré Jacques pour la première fois, j’ai instantanément oublié cette soirée dont je vous parlais. Elle m’est revenue à l’esprit sur le tournage, à Antibes. Car je me suis soudain souvenue que, lors de ce dîner, quand j’avais appris que le personnage était une soigneuse d’orques, je m’étais dit que, malgré toute mon admiration pour Audiard, il y a des choses que je serais incapable de faire. Comme passer des journées dans un Marineland avec des animaux en captivité ! C’est réussi, non [ rires] ?

Qu’est-ce qui vous a frappée lors de votre première rencontre avec Jacques Audiard ?

Jacques est à la fois cérébral et incandescent. On sent très vite l’incroyable passion intérieure qui l’anime, une énergie de création bouillonnante canalisée par une très grande intelligence.

En sortant de ce rendez-vous, aviez-vous la certitude que vous joueriez dans le film ?

Ce projet est arrivé à un moment où j’étais en train de tourner The Dark Knight Rises. Mon contrat m’interdisait d’accepter tout autre film. J’avais très peu de jours mais étalés sur quatre mois. Du temps libre donc, mais sans pour autant être autorisée à faire autre chose car ils pouvaient m’appeler à tout moment. Ce qui, pour la petite histoire, s’est d’ailleurs produit ! Il m’est aussi très compliqué de parler de cette aventure sans évoquer – ce que je déteste pourtant – ma vie privée. A ce moment-là, j’étais la toute jeune maman d’un enfant de 4 mois, que je nourrissais. Je suis même allée avec lui à ce premier rendez-vous avec Jacques [ rires]. Tous ces éléments auraient pu le faire fuir. Car il m’allait être impossible de passer du temps en répétition en amont avec lui, alors qu’il travaille ainsi avec ses acteurs. Mais il a accepté de me confier le rôle de Stéphanie.

Et vous, vous n’avez jamais hésité ?

Je me suis évidemment posé la question de ma capacité à tenir ce rôle, alors que mon esprit et mon corps ne seraient pas à 100 % dédiés à cette aventure. J’étais surtout effrayée de ne pas être à la hauteur de ce que Jacques attendait. Mais son scénario m’a bouleversée et mon envie de travailler avec lui l’a emporté.

Comment avez-vous construit ce personnage en aussi peu de temps ?

A chaque fois que j’ai accepté un film, je m’y suis entièrement plongée du début à la fin. Je mettais ma vie entre parenthèses. Or là, c’était impossible. Voilà pourquoi, si cette aventure a été parfois douloureuse, souvent difficile, elle fut, au final, entièrement nouvelle et passionnante. J’ai tout de suite été fascinée par le personnage de Stéphanie mais je l’ai aussi vite ressentie très éloignée de moi. Toute connexion immédiate avec elle m’apparaissait impossible. Et cela a d’ailleurs participé à mon désir d’accepter ce projet : quand je tourne un film, j’aime ressentir cette possibilité de ne pas en être capable. Là, je ne savais pas si j’allais réussir à comprendre Stéphanie. Mais j’étais persuadée que mon chemin vers elle allait être à la fois excitant et vertigineux. Je me suis rapprochée d’elle grâce à son rapport à la chair. Le déclic s’est produit le jour où, sur le plateau, j’ai assisté à une des scènes, brutales et sauvages, de combat de boxe d’Ali, avec qui mon personnage se lie après son accident. Plus la chair était brutalisée, plus je me sentais libérée, soulagée… C’est un sentiment étrange à vivre, mais il m’a permis de saisir le phénomène de réveil qui se produit dans la peau de Stéphanie dans ces instants-là. Et ensuite, j’ai utilisé plus ou moins consciemment l’extrême épuisement qui était le mien…

Malgré la tragédie dont Stéphanie est victime, votre interprétation est d’une sobriété fascinante. Vous ne versez jamais dans les cris, les larmes…

Ça, c’est Jacques ! Dès qu’on était dans le pathos, il râlait :  » On se fait chier, c’est trop dramatique !  » Et il me répétait souvent :  » Parfois, j’aimerais que tu te lèves et que tu te pètes la gueule parce que tu aurais oublié que tu n’as plus de jambes !  » [ Rires] Il a un rapport tellement organique avec ses histoires que tout est toujours extrêmement vivant et donc authentique sur le plateau.

Vous évoquiez le personnage d’Ali, incarné par Matthias Schoenaerts. Comment s’est construite l’alchimie entre vous deux alors que vous n’avez pas eu le temps de répéter ensemble avant le tournage ?

Ce tournage a dû être vraiment particulier pour lui. Car, en plein milieu, j’ai dû partir de manière totalement impromptue rejoindre le plateau de Batman. Cette situation surréaliste aurait pu tourner à la catastrophe. Mais, quand j’ai rencontré Matthias pour la première fois, j’ai eu l’impression de le connaître depuis des années. Et on a eu la chance que cette connexion immédiate ait été plus forte que tout et ait maintenu intact notre rapport dans le travail, parfois si décousu.

De l’extérieur, on peut voir ce film comme une nouvelle étape majeure dans votre parcours, après Un long dimanche de fiançailles, qui vous avait valu d’être adoubée par le métier avec le César, puis, évidemment, La Môme. Est-ce quelque chose dont vous avez conscience ?

Je chéris toutes les expériences que j’ai pu connaître, même s’il y en a certaines que je ne referais pas. Mais avec De rouille et d’os, je joue un personnage, du début à la fin d’une histoire, pour la première fois depuis La Môme. Ces dernières années, je me suis énormément amusée à jouer des seconds rôles. La Môme avait été une expérience si intense que j’avais besoin de souffler. J’ai donc refusé pas mal de très beaux films et suis allée vers des rôles plus petits, sous la direction de réalisateurs qui me faisaient rêver. J’ai vibré quand j’ai tourné avec Michael Mann, quand j’ai joué dans une comédie musicale et quand j’ai créé, pour Inception, de Christopher Nolan, un personnage fondé sur le souvenir et les pensées d’un autre, en totale collaboration avec Leonardo DiCaprio. Mais je ressentais peu à peu le besoin de porter un film du début jusqu’à la fin. Et la proposition de Jacques est arrivée à point nommé.

Que pouvez-vous nous révéler sur The Dark Knight Rises, que vous avez tourné en parallèle ?

J’y joue Miranda Tate, une femme de la haute société de Gotham City, fascinée par Bruce Wayne, qui rêve de transformer Gotham en une ville utilisant des énergies renouvelables… Batman représente pour moi un fantasme absolu. C’est mon superhéros préféré. Alors imaginez ma réaction quand j’ai appris que Nolan voulait m’écrire un rôle dans la suite de The Dark Knight… puis ma déception quand j’ai appris que les dates de tournage allaient coïncider avec mon accouchement. J’ai d’ailleurs dû décliner, pour cette même très bonne raison, un projet avec une autre de mes idoles : David Cronenberg. Mais sans regret. Je m’apprêtais donc à faire mon deuil de Batman. Et puis Christopher a tout rendu possible en décalant mes dates de tournage à la fin juin. Je trouve que c’est un geste incroyable…

Après ce film et De rouille et d’os, vous avez enchaîné avec Low Life, sous la direction de James Gray, et un nouveau premier rôle féminin : une jeune émigrée polonaise, forcée de se prostituer pour subvenir aux besoins de sa s£ur malade. Comment ce projet est-il né ?

C’était, là encore, assez surréaliste. J’ai reçu, un jour, un message de James :  » J’écris un film, je pense à toi, tu voudrais ?  » James est très ami avec Guillaume Canet mais, nous deux, on ne se connaissait pas tant que ça. Car, quand on se voyait – comme toujours avec ceux dont j’admire le travail -, je n’avais jamais exprimé mon envie de tourner avec lui, ni même engagé la conversation sur ce terrain-là. Du coup, quand j’ai reçu ce mail, j’ai failli tomber de ma chaise. Ça m’a paru dingue qu’il ait envie de faire un film avec moi. Et je lui ai dit oui avant de lire le scénario. Je n’aurais évidemment pas fait son film si l’intrigue et le rôle ne m’avaient pas plu. Mais il y avait quand même très peu de chances [ rires]…

Est-ce que votre manière de vivre votre métier a beaucoup évolué depuis vos débuts ?

Je l’aime toujours aussi passionnément mais d’une manière totalement différente ! Et surtout, je l’aborde de tout autre manière. Avant, quand j’avais envie de me lancer dans un projet, je ne me posais aucune question. Aujourd’hui, ma vie a changé et mes choix sont donc forcément autres. Je ne peux plus continuer à enchaîner les projets comme je viens de le faire. J’ai d’ailleurs décidé de ne pas tourner pendant quelques mois. J’ai conscience de refuser des projets fous. Mais j’ai la certitude que je recroiserai, un jour, les gens qui me les proposent. Et je serai encore plus heureuse de travailler avec eux parce que, justement, j’aurai pris ce temps pour moi. Et que je serai alors totalement dévouée à ce travail commun.

Thierry Cheze/Studio Ciné Live

 » J’ai conscience de refuser des projets fous. Mais je recroiserai les gens qui me les proposent « 

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