« Israël manque de vision »

Le souverain hachémite a accordé un entretien exclusif au Vif / L’Express. Très inquiet pour le processus de paix au Proche-Orient, il s’exprime aussi sur la menace iranienne et sur le poids de sa charge.

Le conflit israélo-palestinien a fait l’objet de multiples négociations, au point que chacun voit bien désormais quels seraient les contours d’un éventuel accord. Seule la volonté politique fait défaut. Sur cette question du leadership, voyez-vous des raisons d’espérer une évolution ?

E C’est le c£ur du sujet. Au sein de l’Autorité palestinienne comme dans de nombreux pays arabes, il y a une forte volonté de parvenir à un accord. Mais qu’en est-il en Israël ? J’ai souvent discuté avec des responsables israéliens. Je leur dis :  » Ecoutez, puisque nous voulons développer des relations de confiance et poursuivre le processus de paix, expliquez-moi à quoi pourrait ressembler votre pays dans une dizaine d’années. Et quel sera, alors, son rôle régional ?  » C’est une question à laquelle de nombreux dirigeants arabes peuvent répondre sans difficulté. Les Israéliens, en revanche, semblent obnubilés par le temps présent, les attentats suicides et les tirs de roquettes contre leur territoire. Ils voient la  » forteresse Israël  » d’aujourd’hui, sans se projeter dans un avenir où leur Etat serait intégré dans la région. Je crains, pour cette raison, que le processus de paix ne soit menacé. Le soutien de la Jordanie reste intact. Mais je ne suis pas certain, au fond, que les Israéliens veuillent résoudre ce problème. Car ils manquent d’une vision à long terme.

Israël est engagé dans des discussions avec la Syrie, via la Turquie, ainsi qu’avec le Hezbollah, par une série d’intermédiaires. N’est-il pas frustrant de constater que les leaders arabes modérés, comme vous-même, sont souvent tenus à l’écart ?

E C’est extrêmement frustrant. Nous souhaitons bonne chance aux Israéliens et aux Syriens, bien sûr, à supposer qu’ils puissent régler leurs problèmes. Mais ces échanges interviennent au moment précis où de nombreux pays de la région tentent de faire progresser le dossier israélo-palestinien – une question clef pour le Moyen-Orient. Et voilà soudain que les Israéliens parlent aux Syriens ! Je vais peut-être vous sembler facétieux, mais il me semble que ces négociations bilatérales tombent bien, du point de vue des deux parties, car elles constituent une bonne raison pour éviter de se concentrer sur la question palestinienne. Je suis inquiet parce que, pendant ce temps-là, l’horloge tourne. Au rythme où vont les choses, la Cisjordanie aura bientôt perdu sa continuité géographique [NDLR : en raison de la présence du mur de séparation, des colonies de peuplement et des nombreuses routes d’accès  » protégées « ]. Dans ces conditions, comment imaginer un Etat palestinien viable ? Et, si cette perspective s’éloigne, comment faire avancer les négociations ? Actuellement, 57 pays, soit près d’un tiers des Etats représentés aux Nations unies, ne reconnaissent toujours pas Israël. Nous proposons aux Israéliens la reconnaissance de la part de ce monde arabe et musulman, qui s’étend du Maroc à l’Indonésie. Ce n’est pas rien ! Mais il faut, en échange, offrir un avenir aux Palestiniens.

Y a-t-il une autre solution que la création d’un Etat palestinien ?

E Non, je ne crois pas. La seule issue acceptable aux yeux des musulmans et des Arabes implique un accord sur Jérusalem, sur les réfugiés palestiniens et sur un foyer national pour le peuple palestinien. Certains évoquent parfois une  » option jordanienne « , de nature confédérale. Mais rien ne se fera tant que les Palestiniens ne disposeront pas d’un Etat.

Si John McCain et Barack Obama sont décidés à régler le conflit israélo-palestinien, doivent-ils s’atteler à la tâche dès leur premier mandat ?

E Oui, car le temps presse. Israéliens et Palestiniens ne parviendront pas, seuls, à une solution.

Tant que le Hamas contrôlera Gaza et que le camp palestinien sera divisé, est-il réaliste de parler d’un accord ?

E Les pays occidentaux font un trop grand cas du Hamas, aux dépens de l’Autorité palestinienne. Si les leaders israéliens, américains et européens considèrent que le Hamas est un paria, qu’ils soutiennent davantage l’Autorité palestinienne ! En versant une aide économique plus importante, d’abord, mais aussi – en ce qui concerne Israël – en supprimant des barrages routiers et en cessant de construire des colonies. A défaut de mener une telle politique, Israël et ses partenaires occidentaux aident objectivement le Hamas. Et il est trop facile de nous expliquer ensuite qu’il n’y a pas, côté palestinien, de partenaire avec lequel négocier la paix.

Israël a approuvé la construction de nouvelles colonies de peuplement juives en Cisjordanie. Qu’en pensez-vous ?

E C’est une marque du manque d’intérêt, en Israël, pour une solution prévoyant deux Etats. Chaque fois qu’ils bâtissent une nouvelle colonie, il est manifeste que ce qu’ils disent, d’une part, et ce qu’ils font sur le terrain, d’autre part, sont deux choses différentes. Les colonies, les négociations avec la Syrie, et quelques autres initiatives israéliennes, ces derniers temps, m’ont convaincu qu’ils ne cherchent pas à régler la question palestinienne, malgré leur rhétorique à ce sujet. L’apartheid a existé en Afrique du Sud ; ce qui arrive aux Palestiniens est un crime aussi.

Selon le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Mohamed el-Baradei, six mois ou un an suffiraient pour que l’Iran produise assez d’uranium enrichi afin de construire une bombe. A votre sens, une telle perspective est-elle acceptable ? Ou faut-il intervenir afin de stopper ce processus ?

E Les Iraniens jouent un rôle ambigu dans ce dossier, comme, avant eux, les Indiens, les Pakistanais ou les Israéliens. Ce que Téhéran veut nous dire, me semble-t-il, c’est que l’Iran est un acteur important dans la région et que nous devons tous en prendre bonne note. C’est un message politique. La Jordanie, pour sa part, espère qu’il n’y aura pas d’intervention armée contre l’Iran. Une telle opération provoquerait des représailles, et qui sait où un tel enchaînement nous mènerait ? Tous les pays de la région en paieraient le prix.

Néanmoins, s’il était établi que l’Iran cherche bel et bien à développer une capacité nucléaire militaire, faut-il se résigner ou l’empêcher à tout prix ?

E Les Iraniens assurent qu’ils développent un programme à des fins civiles. Un rapport américain, il y a quelques mois, semblait leur donner raison. Les Britanniques, aussi, se veulent rassurants. En outre, je n’ai pas l’impression qu’Israël ait la capacité de détruire un éventuel programme nucléaire iranien. Et je crains, encore une fois, l’enchaînement des représailles.

L’influence politique croissante de l’Iran dans la région vous inquiète-t-elle ?

E L’Iran est vu favorablement dans certaines régions proches de la Méditerranée. La politique israélienne n’est pas étrangère à cette popularité nouvelle. C’est ce que je ne cesse de répéter : la question israélo-palestinienne n’est pas isolée. Si les Américains veulent réduire l’influence de Téhéran dans la région, ils doivent s’investir davantage dans la question israélo-palestinienne. Car les Iraniens utilisent ce dossier pour avancer leurs pions et man£uvrer, comme d’autres l’ont fait dans le passé.

Craignez-vous une résurgence de la Russie ?

E Pendant la guerre froide, l’Union soviétique et l’Occident se sont souvent opposés en usant de pays tiers. S’il y a un regain de tension entre la Russie et l’Occident, je crains que les pays du Proche-Orient ne soient à nouveau impliqués.

En Jordanie, comme ailleurs, le prix des produits alimentaires augmente. Celui de l’énergie, aussi. Certains groupes – islamistes, en particulier – cherchent-ils à tirer parti de cette situation ?

E Pour mon pays, cette hausse des prix se produit au pire moment. Car les réformes, engagées depuis plusieurs années, visent à encourager l’émergence d’une classe moyenne. Et celle-ci devrait faciliter, à l’avenir, le développement d’autres réformes dans les domaines économique, social, politique. Or les membres de la classe moyenne sont durement touchés par la hausse des prix. Sur le plan énergétique, nous sommes dépendants de l’approvisionnement en pétrole et en gaz. En revanche, nous possédons 3 % des ressources mondiales d’uranium. Nous voulons donc établir une filière nucléaire.

Vous n’étiez pas destiné à devenir roi : votre père, le roi Hussein, vous a désigné comme prince héritier dans les derniers jours de son règne. Vous arrive-t-il de regretter l’époque où vous meniez une vie normale ?

E Une partie de moi la regrettera toujours. Dans l’armée, ma vie était plus simple : je savais qui étaient mes amis et qui étaient mes ennemis. Dans la position que j’occupe aujourd’hui, c’est parfois moins évident !

La reine Rania décrit votre couple comme un  » partenariat « .

E Oui. Le fait de devenir roi et reine a contribué à renforcer notre relation, en raison de la pression, des responsabilités, et des opportunités que la charge procure. Je commandais auparavant les forces spéciales, et Rania consacrait beaucoup de temps à des £uvres caritatives. Aujourd’hui, nos responsabilités nous ont rapprochés.

Avez-vous des regrets ?

E Nous aurions sans doute dû aller plus vite. J’ai une vision pour l’avenir de la Jordanie. Et j’ai parfois le sentiment que nous aurions dû, sans attendre, engager plus de réformes. De nombreux conseillers m’ont mis en garde contre le danger qu’il y a à réformer un pays trop rapidement. De fait, cela se termine parfois mal ; les exemples historiques ne manquent pas. Mais la Jordanie ne peut pas se permettre de perdre du temps. l

Propos recueillis par Marc Epstein

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