Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Une mission d’enquête dresse un réquisitoire accablant contre le régime de terreur de Saddam Hussein. Rencontre avec les auteurs du rapport, au moment où Bagdad renoue avec l’ONU, dans la crainte de frappes américaines

« En Irak, la terreur règne partout, y compris parmi les proches du pouvoir, à l’intérieur des familles, dans la rue, dans les écoles, à l’université, à la mosquée. Chaque Irakien, homme, femme ou enfant, est considéré comme un coupable en puissance, un ennemi du parti, du régime ou du président Saddam Hussein. » Dix ans après la guerre du Golfe, deux ONG, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et l’Alliance internationale pour la justice (AIJ), ont mené une enquête approfondie sur les violations des droits civils et politiques en Irak (la mission a eu lieu en juillet dernier). Leur rapport est sorti récemment alors que Bagdad, toujours soumis à de sévères sanctions économiques, reprend le dialogue avec les Nations unies, dans la crainte d’une attaque américaine.

« Depuis 1991, Saddam Hussein refuse la présence d’observateurs des droits de l’homme sur son territoire, explique Françoise Brié, chargée de mission à l’AIJ. Nous avons donc rencontré des Irakiens réfugiés en Syrie et en Jordanie. Près de 4 millions d’Irakiens ont fui leur pays, sur une population de 23 millions d’habitants. La plupart vivent dans l’angoisse d’être expulsés vers l’Irak ou d’être victimes d’agents irakiens. Ces derniers ont en effet assassiné des opposants installés à l’étranger, notamment par empoisonnement au thallium. D’autres réfugiés, dont des militaires de haut rang et des intellectuels, ont été harcelés pour qu’ils rentrent en Irak, où beaucoup sont aussitôt incarcérés à Abu Ghreb, la prison la plus sinistre du pays. »

Décapitations, amputations

Jusqu’ici, les organisations humanitaires ont surtout dénoncé les conséquences de l’embargo international sur la population irakienne. D’après l’Unicef, les sanctions adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU, en août 1990, quatre jours après l’invasion du Koweït par l’Irak, ont entraîné la mort de plus d’un demi-million d’enfants de moins de 5 ans. Les élites ont organisé de juteux trafics de tous ordres, mais, pour les plus pauvres et la classe moyenne, seule compte la survie quotidienne. La moitié de la population souffre de malnutrition et beaucoup d’enfants ont quitté l’école pour subvenir aux besoins de leur famille. En outre, l’embargo a engendré plus de délinquance, de mendicité, de prostitution…

Bagdad réplique par une répression tous azimuts, à laquelle le nouveau rapport d’enquête, fondé sur de nombreux témoignages, fait largement écho: enlèvements en pleine rue, arrestations au domicile de nuit comme de jour, torture et viols dans les prisons… Depuis juin 2000, la décapitation est le châtiment réservé aux femmes accusées de prostitution. Mais des témoins assurent que la plupart de ces femmes ont, en réalité, été condamnées en raison de leur parenté avec des opposants politiques. Au moins 130 « prostituées » auraient ainsi été exécutées en dix mois, selon une estimation prudente. Par ailleurs, un décret prévoit désormais l’amputation de la langue pour insulte à Saddam Hussein. De même, jusqu’il y a peu, les militaires jugés coupables de désertion étaient amputés de l’oreille. Mais le régime serait revenu à la peine capitale pour punir ces « traîtres à la patrie ».

Des réfugiés évoquent aussi le système de délation généralisé et l’enrôlement des enfants dans la milice Ashbal Saddam (« les louveteaux de Saddam »). Dès l’âge de 5 ou 7 ans, on leur inculque la dureté, la vénération du président et la cruauté envers les animaux. Dès lors, la peur et la méfiance s’installent au sein même de la cellule familiale, car le « louveteau » est tenu de surveiller ses parents, ses voisins, ses amis. Devenu adulte, il est appelé à rejoindre les « Feddayis de Saddam », organisation secrète dirigée par le fils aîné du président, Ouday, et chargée des enlèvements et de certaines exécutions.

« Les témoins rencontrés insistent aussi sur le fait que les sanctions économiques ne font que renforcer le régime, indique Françoise Brié: les responsables du Baas, le parti unique, distribuent, quartier par quartier, les tickets de rationnement annuels et peuvent ainsi mieux contrôler la population. Terreur, violence et chantage sont les mots qui reviennent le plus souvent dans la bouche des personnes que nous avons interrogées. Mais cette répression à grande échelle est, hélas, méconnue et impunie. Il n’y a pas de volonté politique internationale pour exercer une pression sur Bagdad. »

Les ONG concernées alertent les Nations unies et l’Union européenne pour que s’engage une réflexion sur ces violations graves et continues des droits fondamentaux. Si les Quinze peinent à élaborer une stratégie commune à l’égard de l’Irak, le Parlement européen a tout de même ouvert le débat. « Les diplomates focalisent l’attention sur les sanctions, mais la question des violations des droits de l’homme doit aussi être abordée, admet l’eurodéputée Emma Nicholson of Winterbourne, auteur d’un rapport consacré à l’Irak. Les arrestations arbitraires d’opposants se poursuivent, de même que les exécutions massives dans le cadre de la campagne de « nettoyage des prisons ». Il faut aussi dénoncer les persécutions à l’égard des Kurdes et de la hiérarchie religieuse chiite du sud du pays. Ou encore la déportation de la population des zones marécageuses de basse Mésopotamie et l’assèchement de cette zone, une catastrophe humaine et écologique de grande ampleur. Nous plaidons pour que les Quinze proposent la création d’un tribunal international pour l’Irak. »

Une mission européenne?

Un avis du Parlement européen devrait être adopté en mai prochain. Les Quinze sont toutefois appelés à prendre une initiative sans plus tarder. Car Washington, qui prépare la « phase II » de sa guerre contre le terrorisme, a fixé son objectif: en finir une fois pour toutes avec Saddam Hussein. L’administration Bush est en effet en train de faire plancher ses experts sur les diverses hypothèses: invasion militaire, soutien à un coup d’Etat, appui à la rébellion locale. Mais l’oppostion irakienne reste morcelée et n’offre guère d’alternative crédible au régime actuel. En outre, l' »Irak n’est pas l’Afghanistan », a prévenu le vice-Premier ministre irakien, Tarek Aziz. Bagdad bénéficie en effet d’un soutien non négligeable dans le monde arabe.

La partie se joue aussi sur le terrain diplomatique. Plus Washington élève le ton, plus l’Irak multiplie les demi-ouvertures. Néanmoins, la rencontre du 7 mars, à New York, entre le ministre irakien des Affaires étrangères, Naji Sabri, et le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, n’a débouché que sur la promesse de se revoir à la mi-avril. Dès lors, Louis Michel, le chef de la diplomatie belge, propose que l’Union européenne envoie rapidement une mission ministérielle à Bagdad, afin de « convaincre » Saddam Hussein d’autoriser le retour des inspecteurs en désarmement de l’ONU, explusés en décembre 1998.

Tout pourrait se jouer fin juin quand se décidera, à l’ONU, le futur régime des sanctions. L’Union, actuellement présidée par l’Espagne, n’est pas opposée à l’idée d’accentuer la pression sur Bagdad. En revanche, les Quinze, à l’exception de Tony Blair, ne sont pas prêts à se laisser entraîner dans une escalade militaire.

Olivier Rogeau

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