Mais quelle vérité ? Celle des cardiologues, qui considèrent une consommation modérée de vin comme protectrice ? Ou celle des cancérologues, pour qui la moindre gorgée d’alcool – vin compris – est toxique ?
Mourir d’un cancer ou d’un infarctus, il faut choisir ! » C’est en ces termes qu’un internaute buveur de vin exprimait récemment sur un forum son ras-le-bol devant des recommandations nutritionnelles contradictoires, et donc impossibles à suivre. Depuis 1981, année où des chercheurs de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) ont inventé le fameux » paradoxe français « , qui explique par la consommation de vin la différence entre la mortalité cardio-vasculaire française (étonnamment faible) et celle des autres pays, le vin est en effet réputé » bon pour le c£ur « . De plus, grâce à la vogue persistante du régime méditerranéen, dont un des principes est la consommation quotidienne mais modérée de vin rouge, l’antique » boisson des dieux » s’est retrouvée sur la liste des » aliments santé « . Et les études récentes qui l’associent à une diminution du risque de survenue de la maladie d’Alzheimer ont encore conforté les vinophiles.
Tolérance zéro
Jusqu’il y a peu, il était donc généralement admis qu’aux doses calculées par la Task Force de la Société européenne de cardiologie, soit 1 à 3 verres par jour (10 à 30 g d’éthanol ou alcool pur) pour l’homme et 1 à 2 verres (10 à 20 g d’éthanol) pour la femme, qui métabolise moins bien l’alcool, le vin quotidien avait plus d’avantages que d’inconvénients. Sans doute certains cancérologues prônaient-ils déjà l’abstinence totale, mais d’autres n’hésitaient pas à attribuer au ballon de rouge – ou plutôt à un de ses polyphénols, le resvératrol (RSVT), considéré comme un puissant antioxydant – une action antitumorale. Rien d’étonnant dès lors à ce que la publication très médiatisée, en février dernier, d’une brochure de l’Institut français du cancer (1) ait déclenché la polémique. La consommation d’alcool y était en effet présentée comme augmentant le risque de plusieurs cancers, de 9 % (pour les cancers du côlon et du rectum) ou 10 % (pour le sein) à 168 % (pour les cancers de la bouche, du pharynx et du larynx) et ce, à partir d’une consommation moyenne d’un verre par jour, quelle que soit la boisson alcoolisée. Bref, on passait d’un seul coup à la tolérance zéro !
Cri du c£ur
En France, la réaction ne s’est pas fait attendre. Les viticulteurs ont crié à la désinformation, soulignant que, d’après la dernière étude de l’OIV (Office international de la vigne et du vin), la consommation française de vin avait diminué de deux tiers au cours des cinquante dernières années, alors que, dans le même laps de temps, le nombre de cancers avait presque triplé. Et certains cancérologues, et non des moindres, leur ont emboîté le pas. Ainsi, le Dr Henri Joyeux, professeur de cancérologie à la faculté de Montpellier, n’a pas hésité à proclamer que » boire midi et soir, au cours d’un repas, un ballon de vin rouge d’environ 15 cl est excellent pour la santé « .
Curieusement, ce cri du c£ur d’un amateur de vin a trouvé un écho moins de trois semaines plus tard, avec la publication d’une grande étude française, Cancer Alcool, menée depuis 1978, dans le cadre du Programme national de recherche en nutrition humaine, sur une cohorte de 100 000 personnes. Selon sa coordinatrice, la chercheuse Dominique Lanzmann, » l’alcool augmente le risque de cancer, mais les hommes qui boivent du vin et seulement du vin ont une mortalité par cancer diminuée de 23 % « , phénomène qu’elle justifie par le fait que, » dans le vin, l’effet fruit l’emporte sur l’effet alcool « . Ce qu’elle n’explique pas, c’est pourquoi les résultats ne sont » pas significatifs » chez les femmes : au féminin, une consommation modérée de vin n’augmenterait pas le risque de cancer, mais ne le diminuerait pas non plus. Résultats dont les femmes se seraient volontiers contentées, s’ils n’avaient été aussitôt infirmés – pour le cancer du sein, en tout cas – par la fameuse Million Women Study britannique, qui conclut à une augmentation de risque de 12 % pour une consommation de 1 verre par jour !
Il faut relativiser
Devant un tel embrouillamini, les consommateurs ne savent plus à quel vin se vouer ! Mais, pour le Pr Jean-Paul Thissen, de l’unité de diabétologie et de nutrition des cliniques universitaires Saint-Luc, les contradictions de ces études ne doivent pas faire oublier leur point commun : l’alcool induit des cancers. » C’est un fait indiscutable, tranche-t-il. Quant aux effets particuliers du vin, ils sont loin de faire l’unanimité. Le vin contient des antioxydants ? Et alors ? Il ne faut tout de même pas oublier que les études d’intervention menées avec des antioxydants n’ont jamais démontré le moindre bénéfice ! L’hypothèse est évidemment séduisante, mais ce n’est qu’une hypothèse. «
Faut-il pour autant s’en priver ? » Il convient évidemment de relativiser, corrige Jean-Paul Thissen. Il est clair que l’augmentation impressionnante du risque de cancer des voies aériennes et digestives supérieures – plus de 160 % – concerne surtout les personnes qui combinent alcool et tabagisme. » Même son de cloche du côté du Dr André Van Gossum, gastro-entérologue à l’hôpital Erasme et président de la Société belge de nutrition clinique qui rappelle que, dans la pratique, il faut replacer la consommation d’alcool dans le cadre d’une hygiène de vie globale. » Le sédentaire qui a une alimentation déséquilibrée – beaucoup de viande rouge et de graisses, peu de fruits et de légumes – mais ne boit pas d’alcool est beaucoup plus à risque de cancer et de maladies cardio-vasculaires que celui qui consomme un peu de vin aux repas, dans le cadre d’un régime méditerranéen, et qui fait une demi-heure d’exercice par jour. Par contre, ceux qui souffrent d’une hépatite B ou C chronique doivent absolument éviter l’alcool, afin de réduire leur risque de passer de l’hépatite à la cirrhose, et de la cirrhose au cancer du foie. »
» On meurt aussi d’ennui «
Reste le problème du cancer du sein, premier cancer féminin à l’échelle mondiale, avec plus de 7 000 nouveaux cas par an pour la seule Belgique. Pour le Pr Jean-Marie Nogaret, chef du service de chirurgie mammopelvienne de l’Institut Bordet, » l’abus d’alcool favorise en effet le cancer du sein, vraisemblablement – c’est la théorie la plus répandue – parce qu’il détruit en partie le foie. Du coup, celui-ci ne métabolise plus activement les £strogènes, ce qui entraîne une augmentation du taux des £strogènes circulants, et donc du risque de cancer du sein « . Mais il rappelle que, contrairement aux cancers du poumon ou de la peau, » le cancer du sein est beaucoup trop multifactoriel pour qu’il soit possible de mesurer avec précision l’influence de l’alcool. En outre, la prévention par l’alimentation est devenue une véritable tarte à la crème. Que beaucoup de cancers trouvent leur origine dans notre environnement, je n’en disconviens pas. Mais, à force de condamner un aliment après l’autre, nous ne pourrons bientôt plus rien manger ni boire ! Certaines personnes sont tellement influencées par toutes ces affirmations nutritionnelles qu’elles développent une inquiétude et un sentiment de culpabilité permanents, très mauvais pour le moral, et donc pour l’immunité. J’ai d’ailleurs des patientes végétariennes, qui n’ont jamais bu une goutte de vin, et qui ont un cancer du sein. Ce qui prouve bien qu’en médecine aussi – et peut-être surtout – la vérité absolue n’existe pas. Donc, je recommande de ne pas abuser, mais de ne pas non plus se priver des plaisirs de la vie. Sinon, c’est d’ennui qu’on risque de mourir ! »
(1) » Nutrition et prévention des cancers « , INCA, se fonde sur un rapport du Fonds mondial de recherche contre le cancer.
Marie-Françoise Dispa