» Il y a une rage qui va beaucoup plus loin que nos indignations polies « 

Il y en a qui hurlent avec les loups. Pas Alain Lallemand. Dans son dernier roman, Et dans la jungle, Dieu dansait, le grand reporter du Soir explore le destin d’un jeune Wallon révolté, Théo, qui gagne le maquis de la guérilla colombienne. Derrière lui, la révolte d’une génération montante qui pourrait se nourrir de la tentation des armes ?

Le Vif/L’Express : Dans votre livre (1), vous nous prévenez : et si le terrorisme djihadiste nous aveuglait, au point de nous empêcher de lire les signes d’une révolte plus ample, d’un probable basculement de nos sociétés dans la violence, avec, entre autres, le retour à l’action directe, façon CCC ? Votre réponse est : oui ?

Alain Lallemand : J’ai cru ces dernières années que la chose importante à raconter, c’était la montée des guerres dans le monde, et puis dans nos sociétés. C’est mon quatrième bouquin, c’est le quatrième qui évoque ces montées. Je pense que je suis arrivé au bout de l’histoire avec les attentats de Paris parce que, depuis, je n’ai plus envie de parler de la montée des guerres, mais de ce que nous allons faire ou pas, en termes de solidarité dans un monde en guerre. Ce qui me frappe, en ayant eu des contacts avec les guérillas, des contacts avec les talibans, c’est que, quelque part, je me retrouve chez eux. Je peux comprendre ce qui les a poussés à prendre les armes. Cette frustration par rapport au futur qu’on leur impose… C’est là le problème, et il est d’autant plus patent lorsque, dans chaque habitation, il y a un téléviseur, quand vous vous rendez compte de la manière dont vous êtes condamné, quoi que vous fassiez, à avoir un futur misérable. Or, ce n’est pas simplement un phénomène stricto sensu musulman, avec, chez nous, les métastases que sont les foreign fighters… Non, le problème, c’est qu’on est dans une situation, bien au-delà de l’islam, où la jeunesse ne peut pas s’identifier à ce qu’offre la société. On ne peut pas dire à un jeune d’étudier de 5 à 26 ans pour lui dire après qu’il est bon pour dix ans de chômage…

C’est tout l’enjeu de votre personnage, Théo.

C’est un jeune Wallon qui reflète toute cette frustration, qui a essayé des choses en Belgique. Il a été généreux, mais finalement, il trouve le monde qui nous entoure puant, et il part placer des bombes en Colombie, en allant même plus loin que les bombes, bien que la violence est toujours une déception. Ce jeune, ce n’est pas une astuce de romancier, c’est une inspiration réelle : en juin 2012, on a retrouvé six bombes artisanales sur le site de la construction de la prison de Marche. C’est à mes yeux le déclencheur.

La prison est le point de bascule vers ce retour à la violence ?

Oui. En Belgique, on trouve sur le Web, en toutes lettres, un collectif comme La Cavale qui demande des actions contre les prisons, contre la Régie des bâtiments, donne des listes de directeurs de la Régie et en appelle à ce qu’il y ait des actions contre leurs intérêts et contre leur personne. A mes yeux, il y a là un phénomène à ne pas sous-estimer, qui cherche à casser le moule dans lequel nous vivons. Je pense que le mouvement de fond, c’est une rage qui va beaucoup plus loin que nos indignations polies.

Ce mouvement de fond violent ne peut-il venir que de cette mouvance radicale, anarchiste ?

Je crois à des coups de force de la part de la gauche radicale, mais en plus de la mouvance anarchiste, du genre antiprison – et qui est, selon moi, un signal précurseur de ce qui pourrait se passer -, il y a des mouvances profascistes, antimusulmanes, qui ont pris naissance en Allemagne et qui viennent de débarquer en Belgique. Les services de renseignement belges sont mieux informés sur la montée de l’extrême droite, de ce fascisme antimusulman, que sur les mouvements radicaux musulmans. Aujourd’hui, l’important, ce n’est plus de traquer le terrorisme islamiste mais de pister le retour global du radicalisme et de ses filières logistiques, et puis, de se poser la bonne question, non pas comment est-ce qu’on tue ce retour au radicalisme, mais pourquoi est-il né, en allant aux racines. C’est donc, selon moi, le moment d’aller à la rencontre de ces jeunes qui sont sur le point de basculer dans l’action violente et qui feront peut-être demain l’actualité parce qu’ils auront été poser des bombes.

En commettant des scènes de guérilla en Belgique ?

L’histoire nous montre que oui. On a connu, fin des années 1990, des plasticages dans notre pays, notamment de McDonalds. Pourquoi n’aurait-on pas le plasticage d’un palais de justice au nom de la justice sociale ? Un plasticage de la Banque nationale au nom de ce que représente le pouvoir de l’argent. Même si les services de sécurité se taisent, on a déjà pour l’instant des jets de cocktails Molotov, des attentats contre du matériel militaire… Et ça n’a rien à voir avec l’islamisme. C’est une posture contre l’autorité de l’Etat, d’autant plus que les militaires sont en rue. Je pense qu’il y a quelque chose qui est en cours. Est-ce que les militaires sont inquiets de cela : oui ! Tout comme la Sûreté de l’Etat ou l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace.

Face à ces futurs poseurs de bombes, quelle peut être la réponse de l’Etat ?

On la voit chaque jour à Bruxelles avec ces militaires en rue. La Belgique s’enferme dans une logique dérisoire et déplacée parce qu’on sait tous que la solution n’est pas d’avoir des militaires en rue, mais d’intégrer la jeune génération, musulmane et pas seulement, tous les 25-35 ans. Personne ne se sacrifie au détriment de cette génération qu’on sous-utilise, qu’on abuse. Il me semble qu’il y a un pacte à retrouver. Les clés sont là… Malgré cela, l’Etat répond d’une façon répressive, anachronique même. Avoir des militaires en rue… Ce n’est pas efficace, ni pertinent, c’est juste une réaction déplacée, une réaction de peur. Je serais un personnage comme Théo, issu de cette mouvance anarchiste : au lieu de policiers à dézinguer, l’Etat lui offre des militaires, à savoir des cibles de guerre. Bref, on est parvenu à imposer la guerre dans un pays qui était en paix.

Vous êtes inquiet pour cette jeunesse ?

Non, pas du tout. Je préfère cent fois quelqu’un de révolté à un jeune apathique. Une jeunesse comme celle de Théo qui va faire le coup de poing pour les migrants, contre les prisons, qui va casser, taper du flic, excusez-moi, mais à 25 ans, ça me semble plutôt sympathique. Pour moi, un type comme ça a un certain courage. Quand je vois des jeunes qui rejoignent des formations politiques radicales, et pas seulement le PTB, le dialogue s’avère très intéressant.

A propos de l’Europe, vous écrivez que c’est une terre pourrie de paix…

Oui, je le pense. En zone de guerre, j’ai retrouvé des solidarités que j’aimerais revoir chez nous. Je ne dis pas qu’il faut passer par la violence pour renouer avec ces solidarités mais je m’interroge vraiment : par quelles autres voies pourrait-on retourner à cela ? Je pense que dans les manifestations d’indignés, on retrouve quelque chose qui pourrait s’apparenter à cette solidarité, quoique fragile. J’ai été heureux d’expérimenter la guerre par ma profession que ce soit en Colombie, en Afghanistan, en Somalie, mais c’est ce qui m’a donné le goût de la vie ici en Belgique, en Europe, et j’en connais le prix. Pour moi, cette vie, elle m’est très chère, et ce ne sont pas des attentats à gauche, à droite, qui vont me faire changer d’avis. En zone de conflit, la guerre ne se passe à tout moment partout, il va falloir s’habituer à vivre dans un environnement européen moins sécurisé, mais c’est un effet de loupe puisque ces 50 dernières années, on a assisté à une collection de plasticages et d’attentats.

(1) Et dans la jungle, Dieu dansait, par Alain Lallemand, éd. Luce Wilquin, 244 p. Sortie le 22 janvier.

[Extraits]  » Je voudrais apprendre à combattre  »

– Ils m’appellent El Negro, et je suppose que vous savez déjà pourquoi. En toute simplicité, je vous autorise à m’appeler  » commandant « , dit-il en se moquant de sa propre image… Commandant Joaquín Gomez, ¿sí ? Et moi, comment dois-je vous appeler ?

– Théo Toussaint. J’ai vingt-six ans, bientôt vingt-sept. Je suis belge.

Il lui tendit son passeport bordeaux, portant l’écu armorié des ducs de Brabant.

– L’un des passeports les plus convoités au monde, dit-on, presque aussi bon qu’un passeport suisse ou finlandais. Il vous ouvre toutes les portes, vous donne accès à presque tous les pays… Alors, pourquoi vouloir combattre à nos côtés ? En Belgique, le fait de prendre les armes dans une armée ennemie – une armée  » terroriste « , comme disent les gringos – risque de vous coûter très cher, non ?

– Parce que je pense que nous partageons les mêmes idées, commandant. La lutte contre les injustices. Les inégalités. La lutte contre les grands propriétaires, les exactions des multinationales. Chiquita et le financement des paramilitaires… De ce point de vue, votre combat est un peu le mien.

– Mais vous êtes en paix, en Europe. Pourris de paix, même. Non ? Depuis quand la population belge n’a-t-elle plus pris les armes ? Je ne vous parle pas des militaires de carrière, je vous parle des civils. Ceux qui, comme nous, se sont levés pour défendre leur ferme, leur village. Les derniers à s’en souvenir doivent être morts à l’heure actuelle, non ? C’est cela que j’appelle  » pourris de paix « . Vous ne savez même plus ce que cette paix a coûté. […]

– L’Europe change, commandant. De plus en plus injuste, de plus en plus brutale. Comme vous l’avez dit, nous ne savons plus combattre… Je voudrais apprendre. […]

– Et vous battre, Théo ? Prendre les armes avec nous ? Tuer, vous le feriez ? Est-ce que vous savez seulement ce que cela veut dire ?

– Je pourrais porter une arme, au moins pour me protéger. Vous m’apprendriez à combattre, non ?

Théo avait lâché ces mots sans trop les soupeser et, comme une meute de chiens de guerre, ils traçaient leur chemin seuls, déjà loin de leur maître. Il s’en rendit compte et chercha dans les yeux d’Angela un appui, un encouragement. Une excuse. C’était une fuite en avant, peut-être une transgression, mais tout se brouillait dans son esprit. Depuis Napoléon, chaque génération avait pris les armes, non ? Les attentats anarchistes, la bataille de la Somme, les brigades internationales de Barcelone, la France libre et la Résistance intérieure. Il n’y avait guère que le Mai 68 des grands-parents qui ait rejeté les armes. Et ainsi désarmés, qu’avaient-ils obtenu ?

La guérilla, la soeur clarisse et le mollah

En parlant aux assaillants, même à mi-voix, la religieuse semblait accompagner chacun de ses mots d’un torrent de vie sauvage que contredisait la rigueur de l’habit. Ce n’étaient là ni les mots, ni les inflexions d’un visage paisible. En quelques phrases ajustées, elle détaillait aux combattants la position des paramilitaires, l’emplacement des armes lourdes, pointait du doigt dans la nuit les maisons civiles, l’école, les entrepôts de carburant qu’il fallait épargner. […]

– Tu as compris, Théo ?

La remarque d’Eduardo dissipa le sortilège. Théo se raidit, mais sa distraction n’avait pas empêché un courant de pensée inconsciente d’enregistrer les indications tactiques livrées par Alba. Son entraînement l’avait mieux préparé qu’il ne l’aurait cru. Le déroulement de l’action n’aurait pour lui d’autre secret que ce mystère intime qui poussait tant de générations d’hommes vers la guerre, celui de savoir de quelle glaise ils étaient constitués et comment ils réagiraient au sifflement des balles, au danger absolu. Tout le reste n’était que décor, qu’il soit dressé par une soeur clarisse ou un mollah.

Les intertitres sont de la rédaction.

Entretien : Pierre Jassogne

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