» Il faut rendre la Wallonie sexy « 

Patron du groupe Sonaca, Bernard Delvaux a de grosses ambitions pour l’économie wallonne. Il en appelle à une vraie politique industrielle et à des réformes en profondeur. Ce qui suppose d’élever le débat et de faire sauter quelques tabous entre partenaires sociaux.

Il y réfléchit depuis des mois : comment faire pour développer l’économie wallonne ? Quand il n’est pas quelque part dans le monde au nom de la Sonaca, l’équipementier aéronautique basé à Gosselies et dont les bords d’attaques équipent les ailes de nombreux avions, Bernard Delvaux décortique l’économie wallonne et consulte tous azimuts pour faire avancer un ambitieux projet de réindustralisation du pays. Celui qui se définit comme un transformateur d’entreprises éprouve  » un fort sentiment d’urgence « .  » Il est temps de passer à des réformes d’ampleur.  »

Le Vif/L’Express : Que pense le patron que vous êtes de l’état économique de la Wallonie ?

Bernard Delvaux : Toute une série d’initiatives très positives ont été prises ces dernières années par la Région wallonne. Je pense en particulier au plan Marshall et aux pôles de compétitivité. Je le vois dans mon secteur, l’aéronautique. Cette logique de pôles génère une dynamique indéniable en mettant ensemble les universités, les grandes entreprises et les plus petites, cela fixe des priorités avec des moyens pour la recherche et développement, des mécanismes intéressants comme les avances remboursables ou les réductions de charges pour les chercheurs, avec un vrai support de l’administration et du politique wallons. Donc il y a du bon, il faut le dire et il faut que cela continue. Mais…

Mais il y a aussi des points inquiétants. Je suis préoccupé par l’évolution de l’industrie en Wallonie. C’est important parce que c’est l’industrie qui génère les exportations, c’est là que se situe la richesse d’un pays : un pays qui exporte plus qu’il n’importe s’enrichit, un pays qui importe plus qu’il n’exporte s’appauvrit. Or, en Wallonie comme en Belgique, l’industrie exportatrice prend de moins en moins de place dans notre économie, ce n’est pas bon. Pendant tout un temps, on a cru que les services allaient remplacer l’industrie. Aujourd’hui, on se rend compte que les services ne peuvent pas remplacer l’industrie dans son rôle central pour une économie, que ce soit en matière d’exportations mais aussi en termes d’impact social : là où elle est présente, l’industrie crée de la cohésion sociale par l’emploi qu’elle génère, notamment auprès des personnes peu qualifiées. Or, qu’observe-t-on chez nous ? Des industries réduisent la voilure, d’autres disparaissent ou délocalisent et très peu s’y installent.

Il faut renverser la vapeur ?

Regardez les Etats-Unis, ils redéployent massivement leur industrie et font tout ce qu’ils peuvent pour faire réimplanter un maximum d’entreprises manufacturières sur leur sol. Je ne compte plus les gouverneurs américains qui me contactent pour voir comment ils peuvent aider la Sonaca à s’implanter dans leur Etat, ils viennent avec toute une batterie d’aides possibles. Il faut faire la même chose chez nous : attirer les investisseurs industriels. Il faut rendre la Wallonie sexy. Je sais que c’est une façon un peu bizarre d’en parler mais je crois vraiment que c’est l’enjeu : comment faire de la Wallonie et de la Belgique un bon coup ? Il s’agit d’améliorer notre compétitivité industrielle et donc notre attractivité auprès des investisseurs industriels. C’est l’enjeu principal de la prochaine législature.

Et que préconisez-vous ?

D’abord, le coût du travail est un vrai problème. On dira : et voilà, il nous ressort l’éternel refrain patronal mais cela n’en est pas moins vrai. La réalité, c’est que la Belgique a un des coûts horaires les plus élevés d’Europe. Pendant tout un temps, cela a été compensé par une productivité plus élevée elle aussi mais, c’est de moins en moins vrai. La solution, ce n’est pas de ramener les salaires belges au niveau des salaires chinois, le salaire net ne doit pas baisser. Mais il faut parvenir à réduire les charges sociales de façon très significative, je propose 20 %, non pas unilatéralement mais de façon ciblée sur les entreprises exportatrices et en concurrence avec l’international. Ce faisant, on se donne quelques années pour maintenir les emplois industriels existants et en attirer d’autres.

L’Etat peut-il se le permettre ?

Il faut compenser ce non-perçu par l’Etat, de l’ordre de 7 à 8 milliards d’euros par an, par toute une série d’actions dans d’autres domaines. Par exemple, on peut revoir les aides à l’emploi qui, quand on additionne les mesures fédérales et régionales, représentent 11 milliards d’euros par an. On peut aussi revoir l’impôt des sociétés. Par exemple, imaginer d’autres systèmes que les intérêts notionnels, et lier les exonérations à l’emploi créé, à l’investissement en infrastructures ou en recherche. Cela serait plus utile pour l’Etat et pour tout le monde.

Faut-il aussi envisager une autre fiscalité sur le patrimoine ?

C’est clair. Aujourd’hui, le travail est trop taxé par rapport aux autres types de revenus, mobiliers ou immobiliers. Il faut aller progressivement vers une globalisation des revenus et vers une taxation plus équilibrée entre ces différents types de revenus.

Le compromis à la belge : un problème ?

C’est un frein au vrai changement. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un consensus fort. Il faut convenir d’un panier de mesures justes pour tous mais probablement inconfortables pour chacun. En prélude ou en parallèle aux négociations politiques qui auront lieu après les élections, il serait très important d’avoir une réflexion de fond incluant les différentes partenaires sociaux (politiques, syndicats et patronat) pour fixer ensemble ce panier de mesures, de même d’ailleurs qu’une feuille de route, un planning de mise en oeuvre bien pensé et bien synchronisé. Il faut que ce travail se fasse et qu’il soit précis.

Vous voyez cela à quel niveau : fédéral ou régional ?

Il faut commencer par le fédéral, car c’est encore là que se décident beaucoup de choses, que ce soit en matière de sécurité sociale ou de fiscalité.

Vous rêvez tout haut…

C’est faisable. Pour avoir un cap clair sur la durée d’une législature, c’est le plus efficace.

Outre le coût du travail, que faut-il changer ?

Le coût de l’énergie est un élément très important pour des industries qu’on voit disparaître à toute vitesse, comme la sidérurgie, le verre ou la chimie. Aujourd’hui, l’énergie pour l’industrie en Belgique est en moyenne 15 % plus chère que dans les pays voisins. Et au sein de notre pays, la Wallonie est 30 % plus chère depuis la saga des certificats verts. Cela n’encourage pas les industries à rester.

La politique énergétique wallonne est à côté de la plaque ?

Critiquer ce qui se fait a peu d’intérêt, car vous pouvez être sûr qu’on ne retiendra que ça. J’essaie de me concentrer sur le futur et je dis qu’il y a encore beaucoup à faire. Il faut notamment une réflexion d’ensemble, basée sur une vraie modélisation qui permette de se projeter de façon valable dans le futur et de savoir ce qu’on veut faire. Mais prenons un exemple de recommandation possible : l’isolation des maisons. Si on décide d’isoler l’ensemble des maisons, on réduit de 5 milliards d’euros le coût des importations liées à l’énergie par an, on génère 40 000 emplois locaux, on diminue la facture des ménages et on réduit les émissions de CO2. On est quatre fois gagnant. Bien sûr, s’entendre sur un tel objectif nécessite de dépasser la question piège de son financement : c’est bien pour cela qu’il faut en convenir globalement.

En même temps, impossible de considérer la Belgique sans considérer l’Europe…

Je vois deux chantiers. Tout d’abord, l’Europe est extrêmement naïve en matière commerciale. Quand je veux vendre les services d’ingénierie de Sonaca au Brésil, je commence par payer 35 % de taxes sur les services importés. Quand nous nous sommes implantés en Chine, nous avons emmené des robots parce qu’ils n’étaient pas disponibles sur place mais de ce fait, nous avons payé 30 % de taxes. Pendant ce temps-là en Europe, les portes sont grandes ouvertes. On a longtemps cru que le libre-échange sans contrainte était la solution à nos problèmes, ce n’est pas le cas. Nous devons nous coordonner, nous concerter. Faire du protectionnisme aux frontières d’un pays n’a aucun sens. Par contre, appliquer le principe de réciprocité aux frontières de l’Europe, cela aurait beaucoup de sens parce que le marché européen est par sa taille incontournable pour les Américains, les Brésiliens ou les Chinois. Eux n’hésitent pas à donner la préférence à leur économie, c’est-à-dire à leurs emplois : qu’attend-on ? Ensuite, la logique de restriction budgétaire qui sévit en Europe conduit souvent à organiser la récession. C’est destructeur. Certes, il faut réduire les dépenses et surtout rendre l’Etat plus efficace mais, dans le même temps, il faut aussi investir dans le futur, dans les infrastructures, la recherche et développement, l’autonomie énergétique.

Vous avez été sollicité pour remplacer Didier Bellens à la tête de Belgacom…

J’ai décliné.

Pourquoi ? Parce que le salaire allait être raboté ?

C’est plus large que cela. D’abord, j’ai encore beaucoup de choses à faire à la Sonaca, où les perspectives sont enthousiasmantes. Ensuite, il y a pas mal de contraintes chez Belgacom, une forte exposition aussi, toutes choses peu engageantes.

Vous connaissez bien Belgacom, pour y avoir passé cinq ans à l’époque où John Goossens en était le patron. Quand Didier Bellens est arrivé, vous êtes parti. Pourquoi ?

Ça ne pouvait pas fonctionner, on raisonnait différemment.

C’est-à-dire ?

Mon option est que, quand on transforme une entreprise, il faut le faire étape par étape. Cela réclame l’adhésion de beaucoup et cela prend du temps. Didier Bellens est de ceux qui pensent qu’il suffit de décider quelque chose pour que cela se produise.

Vous passez ensuite à La Poste, où vous êtes le No 2 de Johnny Thijs. Vous avez compris sa décision de jeter l’éponge quand le gouvernement fédéral a décidé de raboter son salaire à 650 000 euros ?

Oui. Johnny Thijs a donné douze ans de sa vie pour faire progresser une entreprise importante, lourde et compliquée. La Poste était un champ de ruines quand il est arrivé mais, étape par étape, il l’a ressuscitée avec intelligence et une combinaison rare de compétences et de sensibilité. Au bout de douze ans, il en fait une des meilleures postes d’Europe. Il s’est sans doute dit que ses efforts n’étaient pas reconnus et je le comprends.

La reconnaissance passe-t-elle nécessairement par le salaire : est-ce si important de gagner 1 million d’euros plutôt que 650 000 ?

Nous parlons ici de décisions politiques qui ont pris place dans un climat électoral et cela explique beaucoup des crispations. Mais si en tant que responsable politique, vous estimez qu’un certain nombre de patrons perçoivent un salaire trop élevé, qu’est-ce qui vous empêche de les taxer davantage ? Ce serait plus logique et cela aurait l’avantage de toucher tous les hauts salaires, pas seulement quelques patrons du secteur public. Et si vous faites cela, allez plus loin dans la logique et taxez aussi d’autres formes de revenus. Par exemple, peut-on m’expliquer pourquoi les plus-values sur actions ne sont pas taxées en Belgique ? Je ne me l’explique pas.

Où vous voyez-vous dans cinq ans ?

Je mesure le privilège qui est le mien de diriger la Sonaca. Après cinq années de redressement, nous avons devant nous de belles perspectives de développement et de diversification et ce, avec un centre de décision en Belgique. Pour le reste, je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait. C’est une question d’opportunités.

Entretien : Paul Gérard

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