Il court, il court, Echenoz

Ce champion du style a eu une drôle d’idée : consacrer une  » fiction biographique  » à Emil Zatopek, héros des stades dans les années 1950. Résultat : Courir, une petite merveille d’écriture et d’humanité.

Dans le marathon de la rentrée littéraire, Jean Echenoz a laissé les Catherine Millet, Régis Jauffret, Christine Angotà prendre sur lui une confortable avance. Il se pourrait néanmoins que cet écrivain trop discret remonte rapidement son handicap. Et même que, en vue de la ligne d’arrivée, il distance la concurrence d’une accélération foudroyante digne d’Emil Zatopek, le héros de son nouveau livre…

Emil Zatopek ? A l’évidence, Echenoz n’a pas choisi la facilité en jetant son dévolu sur ce champion, dont les exploits se perdent dans les brumes de la guerre froide. Rien de très glamour chez cette  » locomotive tchèque « , surtout si on la compare à Maurice Ravel, héros de la précédente fiction biographique d’Echenoz. Pourtant, ce Courir aussi sobre que le promet son titre est, de bout en bout, un régal. En 140 pages dégraissées, Echenoz se glisse avec naturel dans la peau d’une star au c£ur simple, d’un véritable héros malgré lui. Car, au départ, Emil Zatopek, avec son allure dégingandée, son crâne déplumé coiffé d’un bonnet à pompon et son bon sourire découvrant des dents trop grandes, n’avait rien pour être un dieu du stade. Ce fils de menuisier, pour tout dire, détestait le sport. Mais il n’avait guère le choix : c’était ça, ou faire les trois huit à la fabrique de chaussures Bata…

La chance d' » Emile « , comme l’appelle familièrement Jean Echenoz, c’est qu’il aimait bien souffrir, repousser les limites de son corps, jusqu’à vomir ou défaillir. Le voici, au fil des pages, qui enchaîne ingénument les victoires sur 5 000 ou 10 000 mètres, pulvérisant record sur record, d’abord dans son pré carré, puis dans le monde entier. Bien sûr, son style (au contraire de celui d’Echenoz…) n’est pas très pur. Quand il court, ses bras battent l’air, sa tête brinquebale, son sourire se mue en rictus d’épouvante. On souffre pour lui. Mais, sur la ligne d’arrivée, ce sont ses adversaires finlandais, russes ou français (tel Alain Mimoun) qui font peine à voir.

Bientôt, les stades, qui se gaussaient de ce plouc aux allures de pantin désarticulé, lui font un triomphe. Adulé des deux côtés du Rideau de fer, promu colonel de l’armée tchécoslovaque, le triple champion olympique des Jeux d’Helsinki (1952) ne sera cependant jamais un people. Marié à une lanceuse de javelot, il se contente d’une vie pépère, un portrait du camarade Staline accroché dans son modeste intérieur. Passer à l’Ouest, à la faveur de quelque  » Cross de L’Humanité  » ? Il n’y songe même pas. Pourtant, le régime communiste, tout en instrumentalisant ses performances, lui serre la vis : un champion n’est-il pas suspect d’individualisme bourgeois ? Pas si mal vu. Quand, en 1968, sonnera l’heure du Printemps de Prague, Zatopek, pressé par ses fans, improvisera un discours de soutien aux insurgés, demandant naïvement, face aux chars soviétiques, une  » trêve olympique « .

Résultat : le héros national déchu poussera, six ans durant, des wagonnets au fond d’une mine d’uranium. Quand, promu éboueur, il ramassera les poubelles dans les rues de Prague, ce sera sous les ovations des habitants, qui ne l’ont pas oublié. Une scène inouïe que d’autres romanciers auraient exploitée à outrance et qu’Echenoz traite à sa façon minimaliste, sans s’appesantir. Rarement son écriture précise et familière – proche de l’oralité – aura aussi bien collé à un personnage. Contre toute attente, le raffiné romancier des éditions de Minuit semble s’être reflété dans ce portrait d’un homme méticuleux, ascétique, tourmenté en dedans. Pas si éloigné, au fond, de Ravel le taciturne… Au-delà de cette empathie, Emil le prolo,  » qui ne fait jamais rien comme les autres même si c’est un type comme tout le monde « , est un concentré d’humanité : banal et génial, humble et orgueilleux, résigné et courageux quand les circonstances l’y poussent. Exactement comme chacun de nous. C’est cette humanité qui rend ce récit couleur de cendrée si touchant, derrière son impassibilité apparente. Maître de l’ellipse, Jean Echenoz (qui, à ses heures perdues, traduisit l’Ancien et le Nouveau Testament) a seulement omis d’en expliciter la morale, plus biblique que socialiste :  » Heureux les doux, car ils posséderont la terre « .

Courir, par Jean Echenoz. Minuit, 142 p.

François Dufay

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