Idées

Les Suisses désireux de voir leur pays entrer dans l’Union européenne ont subi une terrible défaite. La proposition d’engager immédiatement des négociations d’adhésion, avancée par un mouvement de jeunes, a été balayée par 77 % des voix. Même les francophones, habituellement plus europhiles que les alémaniques, ont dit non. Moins massivement, mais sans équivoque.

Les explications à ce rejet spectaculaire sont nombreuses: au noyau, grandissant, semble-t-il, des adversaires résolus de l’Union, entraînés par le tribun populiste zurichois Christoph Blocher, est venue s’ajouter la grande masse des hésitants. Le gouvernement lui-même, qui se dit pourtant en principe favorable à une adhésion – il parle d’un « but stratégique » – a préconisé le non, voulant rester maître du calendrier. Ce fut fatal à la cause. Sans compter que les pressions de la Commission européenne, de ces derniers mois, ont semé l’inquiétude: en s’en prenant de plus en plus clairement au secret bancaire helvétique, elle a troublé la sensibilité proeuropéenne des villes, Genève et Zurich en particulier, où les banquiers ont généreusement fait campagne pour le non, face à des idéalistes désargentés.

Mais les Européens, malgré les formules diplomatiques, n’entreront pas dans les nuances, dans le partage subtil des « non » et des « non, mais ». L’Histoire retiendra que le peuple suisse renvoie, en fait, aux calendes grecques une éventuelle adhésion au club. Il choisit la voie des traités bilatéraux qui, croit-il, lui permettront de prendre dans l’Europe communautaire ce qui lui convient et de laisser ce qui le dérange.

Aux yeux de la minorité vaincue, c’est évidemment une faute historique. La Confédération helvétique se prive de toute influence dans le modelage en cours du continent. Amenée, de facto, à adapter la plupart de ses normes législatives à celles de l’Union, elle se satellise tout en brandissant le drapeau d’une indépendance de plus en plus relative.

Tout espoir de candidature sérieuse étant aujourd’hui enterré, l’attitude de la Suisse pose aussi, à l’avenir, un problème à l’Union elle-même. Celle-ci pouvait tolérer un statut taillé sur mesure pour un pays ayant simplement quelque retard dans le processus d’adhésion. Pourra-t-elle admettre à long terme que cette nation riche, au coeur du continent, cherche sans cesse à profiter de tous les avantages de l’Europe communautaire, sans prendre la moindre responsabilité politique ni la moindre part au coût de sa construction ?

Les passerelles tendues entre la Suisse et l’Union sont une voie périlleuse pour les uns et pour les autres. On le voit avec le premier paquet d’accords bilatéraux, âprement négociés pendant sept ans, signés en 1999, approuvés par vote populaire l’an passé, qui ne sont toujours pas ratifiés par dix des quinze Etats membres, notamment la Belgique. De nouveaux pourparlers vont s’ouvrir. La partie s’annonce rude. Les Suisses demandent à participer au système policier de Schengen, car leur absence de ce club attire chez eux toutes sortes de malfrats internationaux, tout heureux de trouver une île extracommunautaire. Ils aimeraient aussi adhérer à la convention de Dublin afin que les réfugiés déboutés chez leurs voisins n’affluent plus en masse chez eux. Les Européens, de leur côté, réclament des mesures immédiates pour qu’il soit mis fin aux fraudes douanières, en particulier aux trafics mafieux de cigarettes organisés à partir du territoire helvétique. Ils demandent aussi à engager sans délai des pourparlers sur l’évasion fiscale vers les fameux coffres helvétiques. Le bras de fer sera épuisant. Inégal, aussi. Plus frustrant encore qu’un sommet à la niçoise !

La question de fond touche aux institutions européennes. D’ici à 2004, elles doivent une nouvelle fois être réexaminées. On parle de plus en plus de « géométrie variable » pour permettre aux membres de l’Union élargie d’adapter leur engagement selon leurs possibilités. Mais l’architecture communautaire peut-elle s’assouplir jusqu’à admettre à sa marge des pays installés dans cet espace, refusant néanmoins de prendre leur part du fardeau ?

Le sujet surgira tôt ou tard, quand il s’agira de trouver l’avalanche de milliards nécessaires à l’intégration des nouveaux venus de l’Est.

La belle assurance des Suisses de toujours tirer leur épingle du jeu est illusoire. Leur pays a eu la chance d’échapper aux catastrophes guerrières du siècle passé. Il n’a en rien contribué à la construction d’un continent pacifié. Une grande part de sa prospérité provient des échanges avec ses voisins. Il ne pourra pas éternellement se soustraire à notre tâche historique commune.

C’est en citoyen suisse, fier des réussites de son pays, du succès de son fédéralisme, que j’ose affirmer cela. Même au lendemain de la défaite de la cause qu’il défend. C’est aussi en Européen de coeur que j’éprouve le besoin de dénoncer la relation boiteuse qui menace de s’éterniser entre la Confédération helvétique et l’Union européenne.

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

par Jacques, Pilet, éditorialiste, directeur du développement du groupe Ringier, à Zurich.

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