Houellebecq en plateforme

Le romancier laisse la provocation au vestiaire. Un nouveau livre sans surprise, mais où l’humour et le regard sur le monde visent toujours juste.

Où est-il donc passé, notre Michel Houellebecq ? L’écrivain à la cigarette coincée entre le majeur et l’annulaire, au phrasé pâteux, l’entomologiste des parties fines, le contempteur de l’islam ( » La religion la plus con « , Lire, septembre 2001) ? Envolé, disparu. La Carte et le territoire, son nouveau roman, est aseptisé, propre sur lui, dégagé au-dessus des oreilles. Stigmates de la cinquantaine, baisse du taux de testostérone, lassitude – l’écrivain ne parle que de cela ? Toutes les hypothèses sont possibles. Seule certitude, Houellebecq fait sa mue, il perd  » Le Sens du combat « , il n’est plus volontaire pour  » L’Extension du domaine de la lutte « . Un indice ne trompe pas : il lit Tocqueville, De la démocratie en Amérique,  » un chef-d’£uvre, un livre d’une puissance visionnaire inouïe [à] c’est sans doute le livre politique le plus intelligent jamais écrit  » (p. 260). Houellebecq happé par le gentilhomme bas-normand, père de la pensée libérale, qui l’eût cru ? Bientôt, il fera l’apologie de Raymond Aron dans Commentaire (Les Inrockuptibles, son magazine préféré, n’auront qu’à bien se tenir) !

Ses fans reconnaîtront-ils leur idole ? Sans nul doute, malgré tout. Et l’auteur, malin comme un welsh corgi pembroke (son chien à tête de renard, Clément), donne à la page 23 les deux bonnes raisons de le lire.  » Houellebecq ? s’interroge un personnage du roman. C’est un bon auteur, il me semble. C’est agréable à lire, et il a une vision juste de la société.  » Ce personnage, c’est Jean-Pierre Martin, un ex-architecte qui achève sa vie dans un mouroir. Il est le père de Jed, le personnage principal du roman, un plasticien projeté vers la gloire avec ses tableaux aux titres maoïstes : Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art, Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatiqueà

Chacun de ses livres est l’occasion de dégagements encyclopédiques. Au menu, cette année : l’art contemporain, l’architecture (Le Corbusier, le fonctionnalisme, Van der Rohe), les compagnies aériennes low-cost, l’oligospermie ; le statut du bichon (le petit chien de Chirac) dans la monarchie française ; l’erreur de positionnement de Frédéric Nihous, le patron de Chasse, pêche, nature, traditions ; l’euthanasie et, bien sûr, les forces et les faiblesses des marques Audi, Mercedes, Lexusà

Bref, Houellebecq est toujours là. Moins dans la provocation, plus dans le rôle où il excelle : celui de sociologue en chef de la société contemporaine. Son hypersensibilité capte les bruissements du monde, ses métamorphoses et ses vanités.

Pourtant, ce spécialiste des grosses cylindrées et du sous-virage n’évite pas les dérapages. A force de vouloir  » simplement rendre compte du monde  » (p. 420), il n’échappe pas au  » tunnel  » : la fiche technique qui n’en finit plus. Balzac, son modèle, a beau l’avoir  » décomplexé  » une fois pour toutes –  » de temps en temps, a-t-il déclaré un jour, il dit des trucs complètement cons, il fait des digressions sans arrêt et ça ne me gêne pas  » – le lecteur, lui, peut être gêné. Comme il peut l’être par l’obsession de l’auto-mise en scène. Dans Les Particules élémentaires, l’un des deux frères se nomme Michel, dans Plateforme, le narrateur est Michel H. Là, il apparaît deux fois pour le même prix (22 euros) : sous les identités de Michel Houellebecq et de Jed. Les clones, il est vrai, sont une spécialité de l’auteur de La Possibilité d’une île, surtout le clone triste.  » Je suis très attaché à ce personnage de narrateur dépressif « , confiait-il il y a quelques années aux Inrocks.  » Pour avoir un regard humoristique et lucide sur le monde, il n’y a rien de tel qu’un bon dépressif.  » Heureusement, l’ironie et l’humour, deux vertus rarement conciliées, sont, chez lui, toujours intacts (ah ! les tirades sur le chauffe-eau en panne, ah ! le couplet sur Julien Lepers ; ah ! le réveillon chez Jean-Pierre Pernautà), et elles font pardonner beaucoup. Son style, aussi, simplissime à force d’élagage, impressionne. Même si la niaque et la surprise des débuts se sont dissoutes avec le temps.

La Carte et le territoire, par Michel Houellebecq. Flammarion, 428 p.

EMMANUEL HECHT

stigmates de la cinquantaine, baisse du taux de testostérone ?

Balzac, son modèle, l’a « décomplexé » une fois pour toutes

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