Histoires de familles

Le théâtre Océan nord, à Bruxelles, s’ouvre aux habitants du quartier, pour un spectacle drôle et prometteur, à des années-lumière de l’amateurisme

Le Secret d’El Mekki est une véritable saga. Ou plutôt, comme l’appellent ses créateurs, un « feuilleton familial et théâtral », aussi inattendu et effréné que peut l’être la réalité. La tribu El Mekki, originaire du Rif, au Maroc, vit sous la férule du grand-père, qui, pour adoucir son dépaysement, a installé une tente berbère dans son appartement de Schaerbeek. Après avoir traversé de nombreuses contrées durant sa longue existence, le patriarche de 80 ans prépare son ultime voyage, tout en essayant tant bien que mal de s’occuper de ses deux petits-enfants, Momo et Blanche, dont les parents ont mystérieusement disparu.

Momo-le-terrible, moitié mécanicien, moitié trafiquant, père d’un gamin placé dans un foyer, bat régulièrement sa femme Kelly qui, la semaine, travaille comme standardiste en chef dans une entreprise de latex et, le week-end, fait la majorette. Blanche-la-douce, mère d’une fillette, coule un parfait et aveugle amour avec le bel Abib qui, lui, vient d’une famille pour le moins insolite. Lys, la mère d’Abib, s’est, en effet, mariée plusieurs fois. Chacun de ses enfants, Francesco, Manu, Leïla, Ice, a été conçu par un père de nationalité différente, marocain, italien, espagnol, américain…

Touchant parfum d’authenticité

Ce petit monde bigarré se retrouve régulièrement au Johnny’s bar, un bistrot karaoké, tenu par la « comtesse », une joviale sexagénaire, qui cultive sa jeunesse de coeur en organisant des fêtes, avec son fils adoptif. A l’instar de nombreux « caberdouches » bruxellois, le Johnny’s est un lieu de rencontre, témoin des heurs et des malheurs d’une population aux racines disparates, qui tente de se construire une identité, à travers des couples qui se font et se défont. Les scènes pathétiques, désopilantes, tragiques, dont est témoin l’établissement de la comtesse dégagent un parfum d’authenticité touchant.

Ce spectacle rocambolesque, aux personnages multiples, est présenté dans le cadre des deuxièmes « Rencontres d’ateliers » du théâtre Océan nord. Ces ateliers ont la particularité de mettre à la disposition de comédiens amateurs, qui, pour la plupart, n’ont jamais joué sur une scène, une infrastructure et un savoir-faire professionnels (auteurs, metteurs en scène, décorateurs, costumiers…). En s’implantant dans un quartier populaire de Schaerbeek, à deux pas de la gare du Nord, Isabelle Pousseur, directrice de l’Océan nord, souhaitait donner aux habitants du coin la possibilité de s’approprier le théâtre, depuis la conception et l’écriture d’un texte jusqu’à son interprétation devant un public. Une initiative ambitieuse mais délicate.

« Nous avons d’abord organisé des stages, mais il s’est avéré que nous n’arrivions pas à garder certains jeunes, surtout les garçons d’origine maghrébine, raconte Isabelle Pousseur. Il a vraiment fallu aller à la rencontre des gens du quartier pour pouvoir mettre sur pied des ateliers véritablement mixtes. La majorité des habitants de cette partie de Schaerbeek n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre. » Ce patient travail de terrain, Rosa Gasquet, animatrice des ateliers, l’a assuré avec succès. Les premières « rencontres », présentées dans le cadre de « Bruxelles 2000 », ont rempli leur objectif de réunir des jeunes amateurs de diverses origines. Résultat: plus de 1 800 spectateurs ont assisté aux représentations, essentiellement des Schaerbeekois, de la place Royale-Sainte-Marie à la place Colignon, qui venaient applaudir les « leurs ».

Toutes les générations

Cette année, Isabelle Pousseur a placé la barre encore un peu plus haut en ouvrant les ateliers à toutes les générations. L’atelier phare, Le Secret d’El Mekki, réunit pas moins de 18 comédiens, des deux sexes, de tout âge, de toutes les cultures. Mohammed, qui joue le rôle de Momo-le-terrible, est étudiant technicien automobile.

Pratiquant la boxe comme hobby, ce Schaerbeekois de 17 ans, bien charpenté, à l’humour foisonnant, rêve de devenir acteur de cinéma. La cinquantaine coquette, Jacqueline, Namuroise d’origine, les yeux pétillants, le rose aux joues, campe la truculente patronne du Johnny’s bar. Elle est la doyenne de l’équipe. Entre elle et Momo, il y a, en apparence, un monde de différence. Mais aussi une écoute respectueuse, une reconnaissance mutuelle et une réciproque humilité. Tout comme entre Véronique, qui vient s’évader sur scène après ses heures de bureau, et Abdel, travailleur social, ou entre Julie et Rachid, Anne et Brahim, Juliette et Raül…

On ne le dira jamais assez, la culture ouvre bien des portes. Lors des précédents ateliers, le jeune Mourad éprouvait quelques difficultés, au début, à s’extérioriser. Il est, depuis, devenu comédien professionnel. Un cas exceptionnel, mais qui montre que l’expérience lancée par Isabelle Pousseur serait un échec si elle n’était pas conditionnée à une exigence artistique, et soigneusement encadrée. Notamment par la géniale Laurence Vielle, responsable de l’atelier d’écriture, une sorte d’improvisation sur papier. Pendant plusieurs mois, les participants ont imaginé, à partir du thème donné de la famille, des personnages, des situations, des émotions.

Cet exercice intime, balisé par Laurence Vielle, a permis non seulement de souder le groupe (qui, notamment, est allé s’entraîner au karaoké, le soir de la Saint-Valentin, dans un bar de Charleroi !), mais aussi de libérer les élans et les envies de chacun, avant de monter sur les planches. Il a, surtout, donné naissance à une histoire. Les 18 comédiens du spectacle Le Secret d’El Mekki en sont également les auteurs. Leur travail d’écriture collectif, comparable à un lent tricotage, a donné lieu à une belle confrontation de cultures et d’expériences personnelles sur la famille, sur les relations humaines et amoureuses, sur les peines à vivre et à exister. Le tout empreint de sentiments et de dérision.

Par leur fraîcheur, ces artistes amateurs ont un atout majeur: la spontanéité. « Ils peuvent, en la matière, donner des leçons aux professionnels que nous sommes, sourit Isabelle Pousseur. La difficulté est de leur faire acquérir du rythme, de leur apprendre à passer d’une énergie à l’autre dans leur jeu d’acteur, tout en préservant cette authenticité naturelle ainsi que leur vulnérabilité humaine. » C’est cet échange de dons qui caractérise, avant tout, les rencontres d’ateliers du théâtre Océan nord.

Rencontres d’ateliers, Bruxelles, Théâtre Océan nord, du 4 au 12 mai. Entrée libre, réservation indispensable. Outre Le Secret d’El Mekki, huit autres spectacles seront présentés. Tél: 02-216 75 55 ou oceannord@skynet.be

Thierry Denoël

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