Histoire secrète du PS liégeois

Qu’est-il arrivé au socialisme liégeois ? Depuis trente ans, ce qui était naguère la plus puissante fédération du parti n’a cessé de voir son influence décliner. Chronique d’un ressac, avec ses coups du sort et ses coups de bluff.

Quelle immense lassitude a poussé André Cools à renoncer à la présidence du Parti socialiste, un jour froid d’hiver 1981 ? Au nom de quels motifs crapuleux l’a-t-on assassiné dix ans plus tard ? Animée par quel espoir Laurette Onkelinx a-t-elle tourné le dos à ses racines familiales et politiques, pour mettre le cap sur Bruxelles ? Pourquoi Elio Di Rupo a-t-il soutenu Michel Daerden contre vents et marées ? Quel firmament aurait atteint Guy Mathot, sans ses éclipses, ses dérapages et ses casseroles ? Alain Mathot parviendra-t-il, comme son père, à s’extirper de l’étau judiciaire ?

De toutes les énigmes qui hantent le labyrinthe socialiste liégeois, il en est une qui résiste à tous les casseurs de code. Comment expliquer que la fédération de Liège ait vu son influence à ce point décroître ? Naguère, elle était la faction la plus puissante du parti le plus puissant de Belgique francophone. Aujourd’hui, avec ses 18 000 affiliés, elle reste de loin la première des 14 fédérations qui composent le PS. Alors, pourquoi le socialisme principautaire n’a-t-il produit aucune personnalité de très grande envergure depuis au moins quinze ans ?

Aujourd’hui, parmi les hommes et les femmes aux premiers rangs, pas un ne provient de la région liégeoise. Paul Magnette, le président : made in Charleroi. Elio Di Rupo, le Premier ministre : Montois pur sucre. Rudy Demotte, le ministre-président wallon : Picard et fier de l’être. Laurette Onkelinx, la vice-Première : Schaerbeekoise souvent, Lasnoise parfois. Dans l’ombre, ce n’est guère différent. De Gilles Mahieu, secrétaire général du parti, à Anne Poutrain, directrice de l’Institut Emile Vandervelde (IEV, le centre d’études du PS), en passant par Gilles Doutrelepont, Laurence Bovy ou encore Jean-Marc Liétart, on ne recense aucun Liégeois parmi les super apparatchiks qui font la pluie et le beau temps au boulevard de l’Empereur.

De Charybde en Scylla

Quel contraste quand on se projette trente ans en arrière. Liégeois, André Cools vient de quitter la présidence du PS. Liégeois également, Guy Mathot, vice-Premier ministre du gouvernement Eyskens. Liégeois encore, Jean-Maurice Dehousse, ministre-président wallon de 1982 à 1985. Liégeois toujours, Alain Van der Biest, promu chef de groupe à la Chambre quand les socialistes quittent le pouvoir, et chargé à ce titre d’une mission cruciale, incarner l’opposition au gouvernement Martens-Gol. Le directeur de l’IEV, François Pirot, est lui aussi un homme de la Principauté.

Depuis lors, de guerres fratricides en morts violentes, d’occasions manquées en roueries du destin, le PS liégeois est tombé de Charybde en Scylla.

Le premier acte de la décrue liégeoise se produit le 29 janvier 1981. Ce jour-là, un coup de tonnerre éclate rue de la Loi : président du PS depuis huit ans, André Cools annonce qu’il ne se représentera pas à sa succession. Son abdication, car c’en est une, prend de court les analystes politiques, mais aussi les élus de son parti. Le  » maître de Flémalle  » n’en peut plus, n’en veut plus. Trop régionaliste pour les belgicains. Trop fédéraliste d’union pour les wallingants ultras. Trop socialiste gestionnaire pour la gauche syndicale. Trop rouge qui tache, trop maison du peuple, trop ouvriériste pour les progressistes bon teint. Il est fatigué de se battre sur tous les fronts à la fois.  » En 1980, Cools était à bout, rapporte Jean-Maurice Dehousse. Il a donné trois fois sa démission, et avec Léon Hurez, nous sommes allés trois fois le rechercher. S’il l’a fait trois fois avec Hurez et moi, il a dû le faire autant avec Robert Urbain, avec Spitaels, avec d’autres…  »

Cools finit par s’en aller. Non sans adouber son successeur, Guy Spitaels. En lui remettant les clés du boulevard de l’Empereur, Cools ouvre aussi la porte à un retour en force du Hainaut. Personne ne le sait encore, mais son geste marque le début de trente ans de présidence hennuyère ininterrompue. Après Spitaels, l’Athois, ce sera Busquin, Di Rupo et Magnette, deux Carolos et un Montois.

En attendant, André Cools réfugié dans une semi-retraite politique, trois Liégeois aspirent à jouer les premiers rôles : Guy Mathot, Jean-Maurice Dehousse et Alain Van der Biest.

Guy Mathot, licencié en biologie, fils d’un leader syndical métallo, est devenu député à 30 ans. En 1980, quand les gouvernements valsent les uns après les autres, il obtient successivement l’Education nationale, l’Intérieur et le Budget. Et lorsque Spitaels prend la présidence du PS, il le remplace au poste de vice-Premier. Les plus hautes fonctions semblent promises à ce jeune homme qui a tout pour lui : la vista tactique, une rare acuité intellectuelle et un charme fou.

Un avenir tout aussi radieux paraît destiné à Alain Van der Biest. Cools, d’ailleurs, n’est pas loin de considérer comme son fils spirituel ce dandy érudit, italianophile, romancier à ses heures et doté d’un sens de l’humour souvent irrésistible.

Jean-Maurice Dehousse, brillant juriste, qui a étudié aux Etats-Unis, apparaît également incontournable. Fils de l’ancien ministre Fernand Dehousse, il a fait du combat régionaliste wallon le fil rouge de sa vie.

Le duel Dehousse-Cools

Mathot, Van der Biest, Dehousse. Tous trois sont dans les starting-blocks quand le PS triomphe aux élections de décembre 1987. Six ans après leur éviction du gouvernement, revoilà les socialistes aux portes du pouvoir. Mais le champagne est à peine bu que les insultes volent. A Liège, surtout, la bataille fait rage entre Cools, qui défend la participation à une coalition Martens VIII, et Dehousse, qui mène la fronde, invoquant une loi de financement désastreuse pour les francophones et dénonçant le statu quo dans le dossier des Fourons. Le drame se joue le 28 avril 1988, dans une salle de cinéma de Grâce-Hollogne surchauffée, trop petite pour accueillir les 600 délégués de la fédération liégeoise. Les débats débutent vers 18 heures, dans une atmosphère électrique. Le vote n’intervient qu’après minuit. Verdict : Dehousse remporte de justesse son duel contre Cools. 52 % des délégués disent non à Martens VIII. Le PS liégeois est coupé en deux.

Les votes des fédérations sont ensuite reportés proportionnellement au niveau national. Au congrès de participation, le 5 mai à Bruxelles, cela donne 337 oui, 206 non. Le PS revient aux affaires, mais les Liégeois, eux, seront punis d’avoir choisi le mauvais camp. Van der Biest n’hérite que d’un portefeuille subalterne, les Pensions. Dehousse, persona non grata, ne redevient pas ministre. Quant à Cools, il a intégré le gouvernement wallon, en charge des Pouvoirs locaux. Et Mathot ? Son nom est cité en marge de plusieurs affaires judiciaires, notamment de faux tableaux à Gand. La Cour des comptes lui a aussi reproché une mauvaise gestion de son cabinet ministériel. Il paraît impensable de le nommer ministre.

Au total, l’influence liégeoise se réduit à peau de chagrin. Et ce d’autant plus qu’Alain Van der Biest n’est plus que l’ombre du tribun qui, quelques années plus tôt, enflammait le parlement. L’homme, chaque jour davantage, s’abîme dans l’alcool.

Mathot, Dehousse et Van der Biest en disgrâce, Cools jette son dévolu sur deux nouveaux poulains. Non qu’il leur accorde une confiance aveugle, mais eux, au moins,  » ils ont le bénéfice du doute « , explique-t-il. Leurs noms ? Laurette Onkelinx, avocate, fille du bourgmestre de Seraing Gaston Onkelinx, et Michel Daerden, un réviseur d’entreprise ansois.

Mais le 18 juillet 1991, survient l’impensable. A l’aube, André Cools est assassiné. L’effroi s’abat sur le PS liégeois. Et les questions naissent. Qui ? Pourquoi ? De multiples hypothèses, jusqu’aux plus invraisemblables, circulent. Très vite, certains élus acquièrent la conviction qu’il faut chercher les commanditaires au sein même de la fédération liégeoise. Un climat de suspicion permanente s’installe, d’autant qu’une lettre anonyme mettant en cause Alain Van der Biest est parvenue aux enquêteurs. Une partie des fidèles coolsiens, notamment dans l’entourage de Gaston Onkelinx, vont jusqu’à soupçonner Guy Mathot, José Happart, voire Jean-Maurice Dehousse d’avoir trempé dans le complot. Rien ne viendra jamais le confirmer. Et pendant que les socialistes liégeois s’entredéchirent, ils laissent un boulevard à leurs concurrents.

Le retour et la chute de Guy Mathot

En 1992, le nouveau président du PS, Philippe Busquin, nomme Jean-Maurice Dehousse et Laurette Onkelinx ministres. Une façon d’apaiser les esprits en donnant satisfaction à chacun des deux clans antagonistes. Mais c’est un troisième homme qui s’impose comme le nouveau leader du PS liégeois : Guy Mathot.

Mathot ? Oui, l’enfant prodigue est de retour. Inculpé dans un dossier d’escroquerie concernant la raffinerie de Feluy, il a bénéficié d’un non-lieu. Les autres affaires qui le concernaient se sont dégonflées. Du coup, le voilà ministre wallon des Pouvoirs locaux. Avec son tempérament convivial, il semble en mesure de rabibocher tout le monde. Quelques coolsiens modérés (Michel Daerden, Michel Dighneef, Charles Janssens…) se rapprochent de lui pour former le groupe des  » unionistes « , désormais majoritaire.

Cette fois, Mathot semble parti pour régner longtemps. Sa traversée du désert l’a assagi. Avec lui, le PS liégeois a peut-être trouvé un chef susceptible de le ramener à l’avant-plan. Sauf que, à force d’enquêter en tout sens, à la recherche des assassins d’André Cools, la juge Véronique Ancia finit par mettre au jour l’affaire Agusta, un scandale de corruption lié à l’achat d’hélicoptères de combat par l’Etat belge. Guy Spitaels et Guy Coëme sont emportés. Ils seront condamnés. Guy Mathot démissionne également en janvier 1993. Lui, en revanche, sera blanchi. Mais, pour le PS liégeois, ce sera trop tard.

Laurette Onkelinx, la nouvelle Cools ?

La chute de Mathot rouvre une intense guerre interne pour le leadership du PS liégeois. Les  » unionistes  » pactisent avec l’axe Dehousse-Happart. Michel Daerden rafle la mise et devient le nouvel homme fort. Seul le clan Onkelinx fait de la résistance.  » La Fédération ? Je m’y sens mal. Je vais aux réunions avec des pieds de plomb « , confie Laurette Onkelinx au quotidien La Wallonie, au printemps 1993.

Michel Daerden, Laurette Onkelinx, les deux poulains de Cools sont désormais en opposition frontale. En 1999, pour l’un comme pour l’autre, un grand destin se profile : le poste de vice-Premier ministre. Après hésitation, Philippe Busquin choisit Onkelinx. La  » p’tite « , comme la surnomment ses amis, entre dans la cour des grands. Beaucoup pensent à ce moment-là qu’elle a tout pour s’imposer comme  » la nouvelle Cools « , d’autant qu’à Seraing, ses relations avec le clan Mathot se sont aplanies. Mais il était écrit que le PS liégeois ne pourrait, décidément, jamais renaître de ses cendres… Deux ans plus tard, Laurette Onkelinx annonce qu’elle déménage à Bruxelles, pour des raisons en partie privées.

Michel Daerden a le champ libre à Liège. Il bénéficie en outre de la confiance absolue de son nouveau président, Elio Di Rupo, qui l’a mandaté pour réaliser un grand audit des finances du parti. La défaite électorale de 1999 a en effet coûté cher au PS. Une centralisation du pouvoir – et de l’argent – s’opère au niveau du boulevard de l’Empereur, au détriment des fédérations. En appliquant à la lettre la feuille de route établie par Di Rupo, Michel Daerden se positionne comme ministrable à vie.  » C’est un moment clé, insiste un témoin de premier plan. Car cela a permis à Di Rupo de renforcer sa position, et à Daerden d’assurer sa carrière, au préjudice de la fédération de Liège.  »

C’est alors que se produit l’un des coups de théâtre dont Liège a le secret : Guy Mathot, à nouveau, est de retour. En septembre 2003, il détrône Daerden et conquiert la présidence de la fédération. Une fois encore, son talent de rassembleur aura été son maître atout. Sous son égide, la fédération reprend vie. Des groupes de réflexion sont mis en place, cornaqués par deux hommes prometteurs, Jean-Claude Marcourt et Jean-Pascal Labille. Le premier est chef de cabinet de Laurette Onkelinx ; le second a été réviseur d’entreprise au cabinet de Michel Daerden, avant de succéder à Michel Dighneef à la tête des Mutualités socialistes liégeoises.

Guy Mathot, malade, ne peut toutefois poursuivre son oeuvre. Il s’éteint le 21 février 2005. A nouveau, le PS liégeois se retrouve brutalement privé de son chef de file. Le jour même du décès, Michel Daerden improvise une conférence de presse. Il exprime sa tristesse devant la perte d’un  » ami de trente ans « .  » J’ai vécu tout ça de l’intérieur. Je peux garantir que quand les problèmes ont commencé, on ne l’a plus vu « , corrige sèchement Alain Mathot, dans une interview au Soir, qui paraît la veille des funérailles. Le fils de Guy laisse éclater sa colère :  » Daerden fait le siège pour pouvoir parler aux funérailles après Elio Di Rupo. Pour être consacré comme le dauphin, l’homme fort de Liège. C’est hors de question !  »

Un groupe d’autodéfense anti-Daerden se constitue : le  » Club des cinq « , formé par Willy Demeyer (bourgmestre de Liège), André Gilles (président du collège provincial de Liège), Alain Mathot (député fédéral), Jean-Claude Marcourt (ministre wallon) et Stéphane Moreau (responsable des intercommunales liégeoises). Minorisé à Liège, Daerden garde néanmoins le soutien d’Elio Di Rupo, qui ne le lâche jamais, pas même quand son ancien cabinet de révisorat se retrouve dans l’oeil du cyclone pour avoir trusté les contrats avec une multitude d’institutions publiques.  » Elio me doit beaucoup « , s’enorgueillit l’Ansois. En 2009, quand Daerden et Marcourt s’opposent pour la tête de liste aux élections régionales, le président du PS tranche en faveur du premier. Tout en reconduisant le second à la vice-présidence du gouvernement wallon.  » Diviser pour régner, du classique « , maugrée-t-on à Liège.

Raplapla, le socialisme liégeois ? En réalité, sa puissance de feu reste intacte. En 2010, le PS a encore frôlé la barre des 50 % dans plusieurs cantons : Saint-Nicolas, Herstal, Seraing, Grâce-Hollogne… Même morcelé, même abîmé, le PS liégeois demeure un empire. Capable, parfois, de faire bloc. Comme aujourd’hui, pour soutenir l’accession de Jean-Claude Marcourt à la ministre-présidence wallonne. Toutes tendances confondues, les socialistes liégeois le veulent. L’exigent.

 » Nous sommes à la veille du retour des Liégeois « , prédit un socialiste montois.  » Si le Hainaut se divise entre Magnette, Di Rupo et Demotte, on peut revenir dans le jeu, soutient un Liégeois. Mais ça ne se fera peut-être pas comme ça. Simplement parce qu’on reprendra naturellement la main au plus haut niveau. Avec Marcourt, Demeyer et Labille, on a trois beaux atouts.  »

Willy Demeyer, qui a conquis un peu par surprise le maïorat de Liège en 2000, avant de prendre la tête de la fédération en 2005, peut-il encore gravir une marche supplémentaire ? Certains le pensent. Par le passé, l’homme a souvent été là où on ne l’attendait pas. Jean-Pascal Labille, lui, a acquis une position forte, quelques mois à peine être passé de l’ombre à la lumière. Et, comme le souligne l’ancien député Michel Dighneef,  » croire qu’il va se contenter de pas grand-chose, c’est se tromper « . Alors, bientôt le retour des Liégeois ? En politique, disait Cools, c’est toujours l’inconnu qui arrive.

Dossier réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

A lire aussi sur levif.be : deux grandes interviews de Jean-Maurice Dehousse et Gaston Onkelinx.

Par François Brabant; F.B.

 » Même morcelé, même abîmé, le PS liégeois demeure un empire. Capable, parfois, de faire bloc  »

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