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Haut les corps

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’écrivain Kamel Daoud.

C’est matin trempé dans lequel se noient les lumières de Paris et qui ferait presque croire que jamais plus le soleil ne réchauffera les toits. Un vrai temps de chien qui confine les touristes dans le hall des hôtels, même ceux qui se tapent dix-huit heures de vol pour passer trois jours  » dans la plus belle ville du monde « . Comme ces Américains qui, grosses baskets aux pieds, renoncent carrément à traverser la rue pour visiter le Panthéon. Dans les fauteuils en faux cuir qui brille, on trouve aussi des Espagnols qui crient dans leur iPhone et des Chinois qui ont froid ; tous attendent qu’un VTC vienne les chercher. Car, aujourd’hui le RER ne fonctionne pas, les Uber n’ont pas encore franchi le périphérique et, évidemment, les taxis sont tous pris.

Kamel Daoud, lui, est déjà sorti. Il faut dire que l’écrivain algérien n’est pas souvent sur le continent, alors, quand il est là, il doit maximiser son espace-temps. En tournée depuis deux semaines, l’ancien journaliste et chroniqueur ( Le Quotidien d’Oran, Le Point et le New York Times) est arrivé la veille de Lausanne, juste après avoir quitté Milan et l’Italie. Un beau grand tour d’Europe qu’il réalise, son dernier livre sous le bras, pour rencontrer à peu près tout le monde : politiques, journalistes, académiques, associatifs et, même, des écoles. C’est un peu le mythe de l’écrivain venu du froid, de ceux qui vivaient de l’autre côté du rideau de fer et dont la venue à l’Ouest charriait une mine d’informations susceptibles d’enrichir la réflexion ou de raviver les interrogations :  » Aujourd’hui, c’est un peu moi, cet écrivain venu du froid « , dit-il, ruisselant et cherchant à s’ébrouer élégamment avant de se diriger vers la salle du petit-déjeuner. Nous voilà entourés d’une kyrielle d’aquarelles accrochées sur de grosses pierres en imitation calcaire tandis que, à l’autre bout de la pièce, une employée aspire consciencieusement les miettes du petit-déjeuner. Timide et assez réservé, Daoud commence par refuser le café qu’elle lui propose avant de céder, l’air embarrassé, devant sa bienveillante insistance.

Premier musée, premier frisson

Concernant ses oeuvres préférées, l’écrivain est tout aussi mal à l’aise. Ce n’est pas qu’il n’aime pas l’art, que du contraire, c’est juste qu’il pense ne pas avoir de culture picturale ou iconographique à revendiquer. C’est d’ailleurs l’un des sujets de son dernier livre, Le peintre dévorant la femme (éd. Stock), ou l’histoire – la sienne – d’un  » Arabe qui se fait enfermer une nuit dans un musée « , résume-t-il. Une expérience qu’il a vécue l’an dernier alors que le musée Picasso parisien présentait les toiles les plus sensuelles et sexuelles du peintre, lors de l’exposition 1932. Année érotique. Une année particulière dans sa production artistique, car Picasso est à nouveau amoureux et décide, douze mois durant, de représenter inlassablement sa maîtresse, Marie- Thérèse Walter, et l’amour-désir qu’elle lui inspire.

Kamel Daoud poursuit et justifie que, mis à part une visite quand il avait 11 ans, il n’avait jamais vraiment remis les pieds dans un musée jusqu’il y a quatre ans, alors qu’il se mettait à parcourir des villes l’invitant pour ses livres et sa pensée. Parce qu’en Algérie, où il a toujours vécu, l’offre culturelle, c’est la misère. Mis à part les livres, il n’y avait pas de musée, pas de ballet, ou de théâtre. Ce que Kamel Daoud déplore toujours parce que  » l’art, c’est le voyage, ça libère des croyances qu’on vous impose, ça relativise les vérités d’une société et ça déradicalise les hommes « . S’il n’a pas connu l’art dans son petit village, il s’est, en revanche, plongé dans les livres, des polars ramassés au petit bonheur la chance et d’autres, que les voisins lui apportaient, à lui, le seul lecteur du village. Entrer dans un musée, des années plus tard, ce fut le grand frisson :  » Découvrir une toile en vrai, y voir le geste ou le muscle physique de l’artiste fut un moment très déstabilisant pour moi. Aussi déstabilisant que lorsque j’ai découvert Paris en vrai, après avoir dévoré Henry Miller ou Hemingway.  »

Double misère

Cette misère culturelle, l’écrivain n’hésite pas à la mettre en parallèle avec la misère sexuelle qui règne en terre d’islam.  » Les sociétés qui discriminent ou cachent le corps des femmes sont toutes des sociétés dépourvues d’offre culturelle.  » Un rapport compliqué avec la femme, encore plus avec le corps et qui rend finalement impossible toute forme de représentation artistique :  » Quand on n’envisage le corps que dans un rapport de haine et non comme une richesse qu’on respecte ou un lieu de rencontre avec l’autre, il n’y a pas d’art possible.  » Selon l’écrivain, la haine du corps et de la femme est un problème typique des religions monothéistes, de celles qui poursuivent le mythe de la pureté divine :  » Si le salut n’existe qu’à travers la mort et que le seul moyen d’y parvenir est de ressembler à Dieu, il devient évident qu’il faut éradiquer ce corps « impur » qui, dans sa pesanteur, son obscurité et sa sensualité, salirait les âmes.  »

Un problème pour les trois religions du Livre mais que l’islam porte aujourd’hui à son paroxysme :  » Attention, c’est un mouvement cyclique ; hier les catholiques, aujourd’hui les musulmans, demain, sans doute, le retour des protestants.  » Kamel Daoud confie sans ambages être souvent l’objet de critiques virulentes, des détracteurs dont certains n’hésitent d’ailleurs pas à lancer des fatwas à son encontre. Pourtant, il n’en démord pas et estime être paradoxalement  » plus libre  » de s’exprimer en Algérie qu’il ne le serait en France, par exemple :  » Chaque société a ses tabous, l’Occident a aussi des sujets à propos desquels il est très difficile de s’exprimer, comme le religieux, le communautaire, l’identitaire ou la colonisation.  » Pourquoi ses tabous de l’Occident ?  » A vous de me le dire !  » sourit-il, avant de pointer tout de même le poids des communautés.  » Le communautaire est une chose qui peut être très enrichissante mais à la condition qu’il ne soit pas pris en otage par la religion, comme c’est le cas aujourd’hui où tout le monde se retrouve, in fine, complètement piégé et s’interdit de s’exprimer…  »

Il rebondit alors sur le fait que les Occidentaux n’osent pas ou plus aborder l’islam alors que l’ancien journaliste estime, lui, qu’à partir du moment où on ne se présente pas comme un spécialiste, il n’y a pas de sujet interdit. Et c’est là, sans doute, que le bât blesse.  » Avec l’islam, certaines communautés considèrent le sujet comme leur propriété privée et les autres l’acceptent.  » Fatwa sur la tête, critiques acerbes, Daoud assume tout et fait le gros dos. Mais il s’énerve quand des Français d’origine arabe l’accusent – à travers ses propos sur l’islam – de faire le lit de l’extrême droite :  » C’est tout de même fou de s’entendre dire par un Arabe qui vit dans un pays libre que moi, qui vis dans une dictature, je dois me taire !  » Alors oui, l’écrivain peut comprendre que ce n’est pas toujours simple de vivre en France, qu’il y a du racisme et de la xénophobie et que, d’accord, le monde est injuste :  » Mais ça ne va quand même pas si mal ! Souvent, je pense à la communauté noire aux Etats-Unis. Malgré la douleur et les difficultés, elle a décidé d’affronter et de traverser le racisme permanent. Au lieu de se replier sur eux-mêmes, les Noirs américains ont décidé d’entamer leur chemin de croix.  »

Preuve aussi que ça ne va pas si mal non plus, l’élection d’Emmanuel Macron :  » Un enfant des libertés, un enfant des indépendances qui n’a pas connu le passé colonial « , un président que l’écrivain reconnaît admirer beaucoup, pour le prestige qu’il veut insuffler à sa fonction, pour son intérêt pour les lettres et la culture mais aussi pour sa capacité à affronter les problèmes de manière directe.

Dieu et la façon d’embrasser

La religion ? Daoud n’élude pas, même s’il admet avoir eu une période religieuse quand il était gamin.  » A l’époque, à part le parti unique, il n’y avait pas grand-chose pour trouver un sens à sa vie.  » Mais ça, c’était avant son grand revirement, opéré grâce à la lecture. Camus, Cioran, la mythologie grecque, l’érotisme d’un Henry Miller et la découverte des surréalistes. S’il n’élude pas le sujet, Daoud refuse de répondre à la question de sa croyance en Dieu. Justement, lui se bat pour que personne ne soit jamais obligé d’y répondre ou ne se voit enfermé dans sa réponse :  » C’est du domaine de l’intime, c’est comme demander à quelqu’un comment il embrasse. Pour moi, c’est une forme d’inquisition et une manière de positionner un débat qui, des années plus tard, pourrait se muer en procès.  » Non, ce qu’il pense, c’est ce qu’il fait dire à son personnage dans Meursault, contre- enquête, le livre qui l’a révélé, ratant de peu le Goncourt en 2014 :  » La religion, c’est un transport collectif, et moi, je préfère aller à Dieu, tout seul et à pied.  »

Pour terminer, quand même, cet entretien sur ses oeuvres d’art préférées, l’écrivain avance qu’il aurait pu choisir tous ces tableaux de Picasso qu’il a découverts la nuit au musée. Pour l’érotisme qui s’en dégage, celui qui dépasse la vulgaire expérience pornographique pour sublimer le sexe. Un peu comme quand Claude Lévi-Strauss parlait du passage du  » cru au cuit  » pour évoquer le degré d’évolution d’une société, Kamel Daoud estime que l’érotisme c’est le dépassement du monothéisme traditionnel. Celui de l’avènement du corps qui deviendrait Dieu.

Le Rêve (1932)

A première vue, Le Rêve semble faire écho à la relation paisible et tranquille nouée entre le peintre et sa jeune maîtresse. Marie-Thérèse dort sereinement et s’abandonne dans les bras enveloppants de ce fauteuil rouge. Ne vous fiez pas aux apparences, ce tableau est l’un des plus érotiques de Picasso tant les allusions sexuelles y sont présentes : un sein qui se dévoile, un sexe masculin en érection, une fellation, une scène onaniste… Et sans doute, bien d’autres encore.

Sur le marché de l’art : vendu en 2013, Le Rêve intégrait une collection privée pour 155 millions de dollars.

Nude, Green Leaves and Bust, Pablo Picasso, 1932.
Nude, Green Leaves and Bust, Pablo Picasso, 1932.© ANDY PARADISE/BELGAIMAGE

Pablo Picasso (1881 – 1973) et Marie-Thérèse Walter (1909 – 1977)

A chaque période, cherchez la femme, la muse. Après la rose (Fernande Olivier), la  » classique  » (Olga Khokholova), voici la cubiste et Marie-Thérèse Walter, une jeune fille que Picasso rencontre par hasard devant les Galeries Lafayette à Paris. Selon la version officielle, leur liaison amoureuse démarre en 1931. Or, selon plusieurs sources, c’est en 1927 que tout commence, Marie-Thérèse a alors 17 ans et le minotaure, lui, surfe déjà sur les cimes de la gloire. Et c’est tout naturellement qu’il installe sa jeune maîtresse à deux pas de son domicile conjugal situé, à l’époque, derrière les Champs-Elysées. Ce n’est qu’en 1931 que Picasso officialise leur couple en emménageant avec sa belle dans sa propriété de Boisgeloup, en Normandie où, officiellement toujours, il aurait réalisé le gros de sa production érotique. Finalement, une  » passion calme  » selon le maître, un amour qui lui donnera une fille, Maya, avant que Picasso ne relègue Marie-Thérèse au second rang, au profit de Dora Maar, sa nouvelle amante, une artiste aussi volcanique que lui. Marie-Thérèse, elle, ne se remettra jamais de son grand amour. Quatre ans après la mort du maître, en 1973, elle se suicide par pendaison dans le garage de sa propriété de Juan-les-Pins.

Marie-Thérèse Walter
Marie-Thérèse Walter© GETTY IMAGES

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