Hamid Karzaï, monarque esseulé

Arrivé au pouvoir il y a plus de dix ans, le président afghan s’appuie sur les seigneurs de guerre et divise pour mieux régner, tandis que sa famille et ses proches détournent une partie de l’aide étrangère.

La rumeur bruissait depuis plusieurs semaines. Hamid Karzaï, le chef de l’Etat afghan, allait s’adresser à son peuple. A Kaboul, les observateurs se perdaient en conjectures.  » Il veut avancer d’un an l’élection présidentielle, prévue en 2014 « , croyaient savoir des proches du palais. D’autres l’imaginaient adouber son frère Qayyum et le présenter comme candidat à sa succession.

Après dix ans à la tête du pays, Karzaï découvre le fléau

L’allocution a finalement eu lieu au Parlement, le 21 juin dernier. Devant les députés réunis au grand complet, et face aux caméras de la télévision nationale, Karzaï s’est lancé dans une harangue contreà la corruption :  » Elle a atteint un pic dans notre pays. Ensemble, luttons contre ce fléau ! « 

Certains ont dû se pincer. Car l’homme qui lançait cet appel solennel, avec des accents churchilliens, venait de fêter son dixième anniversaire à la tête du pays. A-t-il mis tout ce temps pour découvrir l’ampleur du fléau ?  » Il serait temps qu’il s’en préoccupe, ironise un diplomate occidental, qui tient à rester anonyme. L’Afghanistan est le deuxième pays le plus corrompu au monde, ex aequo avec la Birmanie. L’administration est gangrenée. La majeure partie de l’aide internationale finit dans la poche de politiciens et d’intermédiaires véreux, sans que Karzaï lève le petit doigt pour y mettre fin.

En déclarant la guerre à la corruption, le rusé Karzaï a coupé court aux critiques. Bon calcul : les 80 pays participant à la conférence de Tokyo le 8 juillet dernier ont débloqué 16 milliards de dollars – à condition que le président renforce la lutte anticorruptionà

Désormais, la question est :  » En sera-t-il capable ?  » Beaucoup en doutent.  » L’Etat ne joue pas son rôle, affirme un responsable d’Integrity Watch Afghanistan, une ONG qui lutte contre la corruption locale. La justice est le maillon faible du système. Il y a des réseaux occultes, très influents, qui contrôlent le bureau du procureur général. Le sentiment d’impunité est total, on ne risque rien à détourner de l’argent. « 

C’est promis, tout va changer : pendant ses deux dernières années de mandat, Hamid Karzaï veut lancer de nouvelles réformes. Il l’a affirmé haut et fort. L’homme voudrait réussir sa sortie, paraît-il. Laisser son nom à la postérité. Rester comme le Gandhi afghan, celui qui aurait réussi à unifier et à pacifier ce pays de guerriers et de tribus. Incarner, tant bien que mal, la figure du père de la nation, bâtisseur de l’Afghanistan moderne. Son rêve, au fond, ce serait de s’être montré à la hauteur des espoirs des Afghans, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, en 2001. Le pays est alors dans un état de chaos absolu. Les talibans viennent d’être chassés du pouvoir, la population n’aspire qu’à la paix. Quelques semaines plus tôt, la conférence de Bonn a réuni les vainqueurs – les Occidentaux et les chefs afghans de l’Alliance du Nord, ceux que l’on appelle les  » seigneurs de guerre « . Maîtres du jeu, les Américains sortent leur joker : Hamid Karzaï. Ce candidat a un avantage immense sur les autres, il ne déplaît à personne. C’est un Pachtoun, l’ethnie du Sud, dominante. Son père, respecté, était à la tête d’une tribu petite mais influente, les Popalzaï. Il n’appartient à aucun parti et s’oppose aux talibans – qu’il a pourtant côtoyés jusqu’en 1999, lorsqu’ils étaient au pouvoir, avant de prendre ses distances. La communauté internationale, sous le charme, découvre cet Afghan distingué, qui parle l’anglais d’Oxford. Sa toque d’astrakan séduit le styliste Tom Ford, qui le proclame l' » homme le plus élégant de la planète « . Et tous d’applaudir des deux mains quand il veut  » faire progresser le revenu moyen par habitant de 200 à 700 dollars dans les dix ans « .

Fin 2004, Karzaï, qui n’était que président intérimaire, est élu au suffrage universel. Et c’est la désillusion. En guise de Gandhi, les Afghans héritent plutôt d’un Machiavel. Divisant pour mieux régner, il s’acoquine avec des alliés douteux – les fameux seigneurs de guerre. Incompréhension dans le pays. Que fait le président avec ces hommes qui ont du sang sur les mains ? La réponse est simple : partant du principe qu’il vaut mieux les  » acheter  » que de les affronter, Karzaï leur offre des fonctions officielles. Il neutralise Ismaël Khan, le seigneur de Herat, en le nommant ministre de l’Energie. Rachid Dostom, le féroce Ouzbek, devient adjoint au chef d’état-major des forces armées, et le maréchal Fahim, vice-président du gouvernement. Très vite, tous se compromettent dans des scandales financiers, telle l’acquisition illégale de terrains, au c£ur de la capitale, à Shirpool.  » C’est le maréchal Fahim qui en a eu l’idée, affirme un ex-conseiller du président, alors au gouvernement. Il savait que ce quartier prendrait de la valeur.  » Bilan de l’opération : 2 000 familles expulsées et une opération immobilière très lucrative. Sans déclencher la moindre enquête :  » A l’époque, déjà, la communauté internationale nous a demandé de ne pas faire de vagues. La priorité, c’était la chasse aux talibans. Un rapport très critique des Nations unies a été enterré « , déplore Nader Naderi, ex-vice-président de la Commission afghane des droits de l’homme. Et Karzaï, que disait-il des détournements de fonds et des pots-de-vin ?  » Une fois, il s’est énervé devant ses ministres, relate un conseiller. D’un coup, il a lancé :  »Je suis Ali Baba et vous êtes les 40 voleurs ! » Après la réunion, toutefois, il a invité le maréchal Fahim à boire un thé et n’en a plus jamais parlé.  »

Incapable d’engager des rapports de force dans la durée, ami de tous mais proche de personne, Karzaï semble souvent épouser le point de vue du dernier qui a parlé. A Karz, son village natal, dans le sud du pays, un ancien voisin de classe, Hasan, en garde ce souvenir :  » Il ne se disputait jamais avec personne. Les jours où j’étais triste, il était triste aussi. Et quand j’étais joyeux, il riait aussi.  » Comme si les événements, et la vie elle-même, glissaient sur lui sans l’atteindre.

A présent, ses contradictions éclatent au grand jour. Car celui qui se présente comme un modèle de vertu a beaucoup soigné les intérêts de sa famille :  » L’un de ses frères, Mahmoud, a acquis un terrain, qu’il a revendu dix fois son prix l’année suivante. Hamid Karzaï l’a couvert « , précise Nader Naderi. Le nom du même Mahmoud circule dans l’affaire de la Kabul Bank, un détournement de 900 millions de dollars qui a mis l’établissement en quasi-failliteà  » Depuis son arrivée au pouvoir, le président n’a cessé de renforcer le poids de son clan, déclare le politologue Waheed Mojda. En dix ans, les Karzaï sont devenus très riches, ils constituent aujourd’hui une véritable mafia. « 

A vouloir dresser les fauves, on en perd parfois le contrôle. L’influence des seigneurs de guerre n’a cessé de grandir, devant un Karzaï impuissant. Récemment, Rachid Dostom a bloqué un projet d’exploitation gazière piloté par le groupe chinois CNPC.  » Il voulait sa part du gâteau, car le gisement se trouve dans une zone qu’il contrôle, raconte un proche du dossier. Karzaï a d’abord tenté de le discréditer auprès de l’opinion publique. Voyant qu’il ne cédait pas, le président a fait profil bas. C’est sa technique : il avance un pion. Si ça coince, il recule en désavouant l’un des siens. Cette fois, c’est tombé sur Dafdar Spanta, son conseiller à la défense nationaleà « 

Tacticien plus que visionnaire, Karzaï a raté son rendez-vous avec l’Histoire, estime Amrullah Saleh, responsable des services secrets entre 2002 et 2010 :  » C’est vrai qu’il a unifié la nation. Mais ce n’était pas difficile, tout le monde le souhaitait ! En revanche, il n’a pas su construire d’Etat. Il a cédé aux seigneurs de guerre et aux potentats locaux.  » Abdullah Abdullah, l’un des principaux rivaux du président, accuse à son tour :  » Il n’a pas construit de projet politique. Du coup, il existe maintenant une défiance entre l’Etat et les Afghans. Et qui va en tirer avantage ? Les talibans. « 

Claquemuré dans son palais d’Arg, une ancienne forteresse royale cernée de hautes murailles, Karzaï en a-t-il conscience ? Au fil des ans, le président a chassé tous ses contradicteurs. Des témoins le décrivent comme un homme seul, coupé de son peuple, entouré de flatteurs, qu’il ne se prive pas d’insulter copieusement.  » Khar Kos « , leur dit-il souvent – insulte délicate à traduire, dans laquelle il est question du sexe fémininà

Les plus sévères disent que son pouvoir s’arrête aux portes de la capitale. On le surnomme le  » maire de Kaboul « .  » Il a totalement abandonné certaines régions « , estime Amrullah Saleh. Qu’en dit-on dans son fief de Kandahar ? Même ici, le politicien caméléon n’a pas convaincu.  » Quatre heures d’électricité par jour, l’insécuritéà On a longtemps attendu que quelque chose se passe, mais en vain, dit Agha, vendeur en électroménager. L’aide étrangère a été détournée, les Afghans n’en ont eu que des miettes. Et tout le monde s’en moque, les étrangers comme le président !  » Mohamed, son voisin, opine :  » Qui se soucie de nous ? Quand les Américains partiront, les luttes ethniques se réveilleront. Alors, il nous faudra un vrai président, quelqu’un qui soit fort et qui travaille pour le pays.  »

De notre envoyé spécial Charles Haquet, avec Eric de Lavarenne

 » Des réseaux occultes, très influents, contrôlent le bureau du procureur général « 

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