Hafida Bachir » L’instinct maternel, ça n’existe pas « 

Attention : c’est pas du chiqué. Interviewer Hafida Bachir, c’est ouvrir les vannes d’un discours féministe sans concessions ni fioritures. Peu d’eau dans le vin de cette militante-là. A la proue d’un réseau de 15 000 membres, la présidente de Vie féminine ne craint pas de déranger. Sous sa direction, la vieille organisation issue du Mouvement ouvrier chrétien a acéré son discours. Tout en poursuivant un travail de longue haleine pour l’émancipation des femmes des milieux populaires. Ses cibles ? Trois  » systèmes de domination « , comme les appelle Hafida Bachir : le machisme, le racisme, le capitalisme. Un entretien ébouriffant.

Le Vif/L’Express : De nombreuses femmes sont reconnaissantes envers leurs aînées qui se sont battues pour le droit de vote, le droit à l’avortement, l’accès aux professions réservées aux hommes… Mais elles s’interrogent aussi : aujourd’hui, quel sens cela a-t-il encore de se déclarer féministe ?

Hafida Bachir : La pauvreté en Belgique continue de concerner surtout les femmes. Personne n’est encore arrivé à me démontrer que cela ne valait pas la peine de se battre contre ça… Parmi les mouvements sociaux, le féminisme reste l’un des plus beaux. Contrairement à ce que beaucoup croient, les féministes ne se préoccupent pas que des femmes. Nous voulons une société égalitaire, à la fois pour les hommes et pour les femmes.

Parmi les multiples courants du féminisme, où se situe le vôtre ?

C’est un féminisme de proximité, un féminisme ordinaire, qui s’articule avec le quotidien des femmes dans les milieux populaires. C’est important de ne pas arriver avec un féminisme tout prêt. Je n’ai pas envie de dire aux femmes : pour vous émanciper, vous devez procéder comme ci ou comme ça ! Je ne veux pas leur asséner des injonctions, alors qu’elles en subissent déjà tellement. Par ailleurs, vu notre ancrage en milieu ouvrier, nous attachons une grande importance à la lutte contre les inégalités économiques. Un féminisme sans solidarité entre les femmes, pour nous, ce n’est pas possible.

Le 20 octobre, une majorité (390 voix pour, 192 contre) s’est dégagée au Parlement européen pour allonger jusqu’à vingt semaines la durée du congé de maternité, qui s’élève actuellement à quinze semaines en Belgique. Votre avis ?

Je pense que la mesure répond aux besoins des femmes. En même temps, à Vie féminine, nous sommes très méfiantes. Derrière cette directive, je crains que ne se cache l’objectif d’augmenter le nombre de naissances, et indirectement de ramener les femmes au foyer. Car plus on rallonge le congé de maternité, plus on éloigne les femmes du marché du travail. Déjà, actuellement, les femmes enceintes sont souvent discriminées par les employeurs. Pour que la maternité ne soit plus un piège pour les femmes, nous demandons un taux de couverture de 100 %, c’est-à-dire que chaque naissance corresponde à une place subventionnée dans une crèche ou dans une autre structure d’accueil pour la petite enfance. En Belgique francophone, ce taux n’est actuellement que de 25 %…

La candidate d’extrême droite Barbara Rosenkranz, qui a obtenu 15 % des voix lors des dernières élections présidentielles autrichiennes, considère le féminisme comme  » une voie erronée qui a conduit vers une humanité désexualisée « .

Invoquer cette pseudo-différence entre les sexes, insister sur la soi-disant spécificité des femmes, cela sert juste à enfermer les femmes dans des rôles stéréotypés.

La société d’avant, où les rôles des hommes et des femmes étaient bien distincts, n’était-elle pas plus rassurante?

C’est justement ce discours-là qui a maintenu les femmes dans l’infériorité. D’abord, on fait mine de les complimenter : vous éduquez bien les enfants, vous faites bien les tâches de soin, vous faites bien le ménage et la vaisselle. Et, finalement, on leur demande : pourquoi feriez-vous autre chose ? Je ne vois pas pourquoi une femme s’occuperait mieux d’un enfant qu’un homme, si ce n’est que les femmes ont été éduquées à prendre les enfants en charge, au détriment parfois de leur sécurité d’existence.

Les tenants d’un modèle traditionnel disent : c’est la femme qui accouche, donc il y aura toujours un lien particulier entre la mère et son fils. Le père, plus distant, est là pour assurer l’autorité.

Eh bien ça, c’est le schéma patriarcal en plein ! Parce qu’elles ont enfanté, les femmes seraient mieux à même de superviser l’éducation : quand on entend ça, en tant que femmes, ça nous travaille… Au moment de reprendre la vie professionnelle, de confier un enfant à une crèche, de se séparer de leur conjoint, les femmes sont poursuivies par un sentiment de culpabilité. Elles se demandent sans cesse : ai-je fait le bon choix ?

Certains vous accuseront de nier la notion même d’instinct maternel.

L’instinct maternel, ça n’existe pas ! Ce qui existe, c’est l’amour maternel, et l’amour paternel. On a vu des mères tuer leurs enfants. Je ne pense pas que ces drames se produiraient si l’instinct maternel existait. En même temps, je ne peux pas m’empêcher de me demander : comment des femmes en arrivent à de telles extrémités ? Toute la société devrait se poser la question. Clouer au pilori celles qui ont commis ça, les taxer de mauvaises mères, c’est trop simple. Je rencontre énormément de femmes qui ont de plus en plus de mal à supporter leur quotidien. Je viens de passer une soirée avec un groupe de mères d’enfants handicapés. Elles subissent une pression terrible. Soit elles se résignent à placer leurs enfants dans des centres très chers. Soit elles se retirent complètement du marché du travail pour s’en occuper vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce n’est pas sain, ni pour elles ni pour les enfants. Quand je les rencontre, je sens que ça bout en elles. Elles me disent : on a peur de ne plus pouvoir assumer, d’exploser un jour et de nous retourner contre l’enfant. C’est justement pour se prémunir de ça qu’elles en parlent. Laisser ces femmes se débattre seules, comme on le fait, c’est inadmissible.

En mars dernier, on a célébré en Belgique les vingt ans de la loi dépénalisant partiellement l’avortement. L’anniversaire d’une victoire ?

Les combats des femmes, on ne les fête jamais. La Journée des femmes, le 8 mars, ce n’est pas une fête, mais un moment pour célébrer les droits arrachés par les femmes et les combats qu’il reste à mener. Le droit à l’avortement est l’une de ces conquêtes. A l’époque, Vie Féminine a soutenu la loi Lallemand-Michielsens. Mais quand on a célébré ses vingt ans, j’ai de nouveau entendu des débats pour ou contre l’avortement. Je me suis dit : nom d’une pipe, ce n’est pas ça que les femmes ont voulu… Le débat, ce n’est pas pour ou contre l’avortement. Le débat, c’est pour ou contre une loi qui cesse de punir les femmes, et qui prend en compte leur détresse.

Une enquête de La Libre Belgique a relevé que 15 % des filles qui avortent, en Belgique, ont moins de 19 ans.

C’est un constat d’échec. Quand la loi a été votée, on a dit que cela devait aller de pair avec un travail d’éducation sexuelle et une politique de contraception gratuite. Aujourd’hui, certains types de contraceptifs sont gratuits, mais pas tous. Surtout, la contraception reste l’affaire des femmes, tant en termes de préoccupation qu’en termes économiques, car ce sont elles qui paient leurs contraceptifs. C’est une injustice de plus. La contraception, ça doit être l’affaire de tout le monde, y compris des pouvoirs publics.

En 2007, la sociologue française Nacira Guénif, auteure, avec Eric Macé, du livre Les Féministes et le garçon arabe (éd. de l’Aube), pointait le fait que les trois ministres français provenant de la  » diversité  » étaient des femmes : Rama Yade, Fadela Amara et Rachida Dati. Doit-on en conclure que les femmes issues de l’immigration sont plus dociles ou mieux intégrées que les hommes ?

Sarkozy a instrumentalisé Rama Yade, Rachida Dati et Fadela Amara pour justifier tout un durcissement par rapport à l’immigration. Je ne dirais pas qu’elles ne sont pas compétentes, mais c’est plutôt le jeu dans lequel elles ont été prises qui me préoccupe. En tout cas, ça ne sert pas la cause du féminisme. On reste dans un schéma patriarcal qui permet à Sarkozy de dire : je mets des femmes à ces postes-là, mais je peux aussi bien les retirer si elles ne me conviennent plus.

Des témoignages tendent à montrer que les filles d’origine étrangère connaissent moins de problèmes que les garçons. Parce que les filles font plus d’efforts pour s’intégrer ? Ou parce que les garçons sont davantage victimes du racisme ?

Dans l’ensemble de la population, les filles sont plus diplômées que les garçons. Cela joue… Si je vois ma génération, j’observe que nous avons souvent développé une attitude de conciliation par rapport à la société, par rapport aux parents. Le but, c’était de gagner notre liberté. Au final, par une série de stratégies, en faisant profil bas, certaines femmes ont pu acquérir une relative liberté.

Quel genre de stratégies ?

Par exemple : je vais faire en sorte que la maison soit nickel, comme ça je pourrai aller à mon cours de gym sans que mon mari trouve rien à redire. Ces stratégies sont présentes chez toutes les femmes, mais en particulier chez les femmes issues de l’immigration. Les garçons, eux, n’ont pas dû trop se battre pour gagner leur liberté. Ils l’avaient déjà. Ils vivent davantage dehors, on leur demande moins de tâches ménagères. Ce déséquilibre est peut-être présent de façon plus prégnante chez les populations venues du Sud. La conséquence, c’est que les garçons ont souvent été plus exposés, ils ont davantage connu le décrochage scolaire. Les filles, elles savaient très bien le prix qu’elles allaient payer si elles décrochaient de l’école : elles allaient perdre leur liberté. Le problème, c’est que cette liberté acquise en ne déviant pas du droit chemin a créé l’illusion que l’égalité était elle aussi gagnée, alors qu’elle ne l’est toujours pas. Pour les femmes, l’égalité est plus difficile à obtenir que la liberté.

Les questions liées à l’immigration et à l’islam – le port du voile, notamment – ont divisé le mouvement féministe. Votre avis sur le sujet ?

Les femmes doivent pouvoir s’habiller comme elles le souhaitent. Comme pour l’avortement, il faut permettre aux femmes de poser les choix qu’elles veulent. Ces choix leur appartiennent.

Certaines militantes féministes pensaient que les mariages forcés appartenaient définitivement au passé, et voilà qu’ils sont de retour dans certains quartiers bruxellois…

Je suis en révolte contre tout ce qui est forcé. Mais aussi contre les généralités dangereuses. Pour mettre de temps en temps les pieds de l’autre côté de la Méditerranée en période estivale, je vois bien ce qui peut se passer. Les jeunes filles viennent d’Europe avec des papiers. Très vite, des arrangements se font entre les familles. La fille, elle est là sous le beau soleil, sur la plage, on lui dit qu’elle est belle et qu’on veut l’épouser… Et puis, brusquement, ça devient un mariage forcé. Parce que la fille ne se trouvait pas dans les conditions pour choisir librement. Plus largement, je rencontre beaucoup de jeunes filles des milieux populaires, pas forcément immigrées, qui sont terrifiées par l’avenir qui les attend, par le manque de boulot. Alors, elles se retournent vers le mariage, qui reste l’élément sûr. Et là, on touche à l’échec patent des politiques d’emploi.

A Bruxelles, des jeunes femmes d’origine étrangère ont pris l’habitude de s’installer en groupe dans des cafés fréquentés exclusivement par des hommes. Que pensez-vous de cette forme de guérilla non violente ?

Ce sont des infiltrations très féministes. Occuper le terrain des hommes, ça me réjouit. J’ai parlé de cette action avec des femmes de Wallonie. Certaines m’ont confié que ça leur donnait envie de faire la même chose. Et les bistrots qu’elles visaient étaient bien belgo-belges. Ce regard sur l’espace public est commun à toutes les femmes car, traditionnellement, l’espace public n’est pas un lieu pour les femmes. Les agressions sexuelles, voire les viols, qui se déroulent parfois dans l’espace public, dans des stations de métro, c’est aussi une façon de dire aux femmes : vous n’avez pas à être là. Quand ça arrive, certaines interrogations demeurent bien présentes dans les inconscients. La victime était-elle habillée correctement ? N’a-t-elle pas tenté son agresseur ? Là encore, on veut enfermer les femmes : si tu veux la paix, il faut rentrer dans le moule, en se voilant, en portant des longues jupes, ou en ne sortant pas de chez soi.

Vous vous sentez l’héritière de ces femmes de Mai 68 qui brûlaient leur soutien-gorge ?

Je me sens l’héritière de toutes celles qui se sont battues pour l’égalité. Je veux prolonger le combat de ces militantes du mouvement ouvrier, qui ont parfois payé très cher leur volonté d’élargir les droits des travailleuses.

Sous votre présidence, Vie féminine est devenue une organisation  » anticapitaliste « . Pourquoi cette évolution ?

Les inégalités économiques se creusent. Les conditions de travail ne cessent de se dégrader. Cette course à la compétitivité qu’implique le capitalisme met tout le monde à bout. A la fin, ce sont toujours les femmes qui encaissent. Alors, on parle d’anticapitalisme, car c’est important d’identifier ce qu’on combat. Pour nous, ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Cela rejoint notre volonté d’aider les femmes à s’émanciper en mettant des mots sur ce qu’elles vivent.

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANçOIS BRABANT – PHOTOS : FRéDéRIC PAUWELS/Luna

« Pour les femmes, l’égalité est plus difficile à obtenir que la liberté » »Chaque naissance doit correspondre à une place subventionnée dans une crèche »

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