Grand corps malade

Quand la Monnaie invite des Catalans hallucinés à monter Le Grand Macabre, c’est tout l’art lyrique qui prend un méchant coup de bambou. Humour grotesque, obscénités sexuelles et scatologiques : atroce et éblouissant !

Elle s’appelle Claudia, et elle n’a rien, mais alors rien à voir avec la Schiffer… Dotée d’une paire de fesses stéatopyges, belle comme un camion (et calibrée d’ailleurs dans les proportions d’une semi-remorque), cette grande sculpture de femme rampante occupe tout le volume de la scène de la Monnaie. En un peu plus de deux heures (entracte compris), elle subira tous les outrages, pivotant sur elle-même, se cassant le cou, offrant ses orga-nes au public, illuminant son regard de mille feux lubriques. Sa jambe droite va glisser, révélant l’intérieur de la cuisse ; son ventre se videra de sa tuyauterie, en un hideux éboulis d’intestins ; enfin, son squelette entier apparaîtra sous d’extraordinaires projections informatisées, magistrale  » imagerie médicale  » où pas un seul os ne manque – encore plus effroyable dans sa version  » écorchée « , avec les veinules du crâne qui ressemblent à des mèches folles sur le front… Bref, Claudia est superbement laide. Copie géante d’une authentique chanteuse d’opéra de Barcelone, qui a prêté ses traits au moulage, la dame ouvre le bal morbide, en somme, puisque les premières notes de ce Grand Macabre à la sauce catalane s’accompagnent d’une vidéo de la Claudia chez elle, en train de s’empiffrer de pizzas, de hamburgers (des  » Mac Abre « ) et de litres de Häagen Dazs. Au point que l’indigestion menace, et que la grosse dégoûtante n’a plus qu’à se traîner sur le sol vers les waters… L’image se fige, et c’est bien la même personne qu’on retrouve sur la scène de la Monnaie, dans une position identique, mais en polystyrène et en taille XXXL. Cette fois, l’opéra peut commencer…

Ils sont fous ces Espagnols ! Aux anges dans les univers étranges, maniant toutes les ficelles visuelles contemporaines, la troupe de la Fura dels Baus s’est emparée de l’esthétique du Grand Macabre avec délectation. Le délire sans queue ni tête que leur autorise le seul opéra du Hongrois György Ligeti (décédé en 2006), lui-même inspiré par Michel de Ghelderode, le plus breughélien des dramaturges, a abouti à une mise en scène complètement déjantée, où la carcasse d’une femme malade sert d’unique décor aux démences d’antihéros minés par la peur de l’Apocalypse. Nekrotzar est un vilain coco qui vient annoncer la fin du monde. Enfourchant le pochtron Piet le Bock, il sillonne le pays pour délivrer son message aux amoureux Amando et Amanda, à la nymphomane Mescaline ou au prince Gogo. Pourtant, lorsque minuit sonne, le héraut de la mort cuve son vin… et la vie reprend son train-train. Mais quel bazar ! Rien ne nous sera épargné, ni les séances SM, ni les grossièretés verbales (Couille molle ! Salaud ! Trou du cul ! C’est le traducteur de la Monnaie qui a dû s’amuser !), ni les allusions funèbres (et défilent les brouettées de cadavres, pareilles à celles du Triomphe de la mort, de Jérôme Bosch). A chaque coup de faux de Nekrotzar (courageux Werner Van Mechelen, en alternance avec Pavlo Hunka), une tête roule, et nous, on ne sait plus où donner la nôtre, justement. Dans ce cauchemar bigarré, à cheval entre le musée Spitzner et les corps plastinés du Dr Von Hagens, on rit beaucoup, aussi, aux trouvailles : deux clowns-ministres s’extraient du minou de Claudia (il faut bien le dire comme c’est), et les deux amants copulent en s’enroulant dans des costumes de muscles à vif (et que je m’accroche à ton deltoïde, et que tu t’entortilles à mon supinateur…). Et la musique, dans tout ça ? Postmoderne, traversée de nombreuses citations inattendues (Monteverdi, Mozart ou le  » french cancan  » d’ Orphée aux enfers, d’Offenbach), elle est rude, douloureuse, mais on l’oublie presque, tant le spectacle met constamment la vue en alerte, jusqu’au dernier instant. Après l’hystérie collective dans un utérus transformé en boîte de nuit hip-hop, c’est à la Claudia filmée que revient le bruit de la fin. Revoilà, en effet, à l’écran son immense visage souffreteux et grimaçant. On a du mal à le croire, mais oui, c’est bien ça : assise sur le pot, elle vient d’y lâcher une très grosse commission…

Le Grand Macabre, à la Monnaie,à Bruxelles, jusqu’au 5 avril.

Valérie Colin

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