» Goldman Sachs avance masquée « 

Auteur de La Banque, Marc Roche dénonce le manque de transparence de Goldman Sachs, dont le rôle dans la crise grecque fut pour le moins controversé. Fondé sur son réseau d’influence dans le monde politique, son pouvoir est affaibli. En Europe.

Correspondant de presse à la City de Londres, Marc Roche approfondit sa couverture quotidienne de la crise financière de 2008 par une enquête passionnante sur celle par laquelle le scandale est arrivé : Goldman Sachs, La Banque (1).

Le Vif/L’Express : Le sous-titre de votre livre est Comment Goldman Sachs dirige le monde. Cela a-t-il été le cas ? La crise a-t-elle réduit son influence ?

> Marc Roche : Pourquoi Goldman Sachs est-elle la plus puissante ? C’est la banque qui a compris que finances et politique font bon ménage. Des banquiers de Goldman Sachs ont toujours été ministres aux Etats-Unis : Sydney Weinberg, conseiller de Roosevelt au moment du New Deal (1933 -1938) ; dans les administrations des présidents Eisenhower et Johnson ; Robert Rubin, secrétaire au Trésor (1995-1999) de Bill Clinton… Et l’apothéose, Henry Paulson, secrétaire au Trésor au moment où il faut régler le sort des banques Lehman Brothers et Bear Stearns et de la compagnie d’assurances et de services financiers AIG. Depuis Barack Obama, il y a une certaine rupture. Mais l’administration est toujours truffée d’anciens de Goldman Sachs.

En Europe, le vrai pouvoir, Goldman Sachs le situe chez les anciens commissaires européens et les anciens banquiers centraux : Peter Sutherland, Mario Monti, etc. Elle a tissé un réseau d’influence bien plus puissant que celui des politiciens ou des diplomates comme en entretiennent toutes les autres banques. Mais ce réseau est affaibli parce qu’il est vieillissant et, surtout, parce que le nom  » Goldman Sachs  » est devenu un repoussoir. Aux Etats-Unis, Goldman Sachs s’en est bien sortie ; en Europe, la magie ne s’exerce plus. En Chine et en Russie non plus…

Ces  » transferts  » vers la sphère politique aux Etats-Unis sont-ils forcément suspects ?

> Goldman Sachs n’a jamais rien fait d’illégal. Hormis dans le dossier  » Abacus  » [NDLR : produits d’investissements très complexes commercialisés par Goldman Sachs et qui ont contribué à la crise des subprimes], hormis peut-être dans l’affaire Maxwell [NDLR : du nom du magnat de la presse britannique décédé en novembre 1991 dans des circonstances qui suscitèrent des interrogations] et dans quelques petits scandales ni plus ni moins importants que ceux qui ont frappé d’autres banques. Mais ses employés sont profondément amoraux. Pourquoi ? Quand vous travaillez chez Goldman Sachs, vous êtes formaté. La banque engage des jeunes brillants qu’elle forme à une culture d’entreprise. Dès lors, quand un  » goldmanien  » passe de l’autre côté de la barrière, dans un gouvernement, il reste très attaché à Goldman Sachs.

Lors de la crise de l’automne 2008, Henry Paulson laisse tomber Lehman Brothers ; il n’intervient pas dans le sauvetage de Bern Stearns. Mais bien dans celui d’AIG. Or, s’il y avait un risque systémique pour l’économie américaine dans l’éventuelle faillite d’AIG, il y en avait un aussi pour Goldman Sachs. De surcroît, quand Henry Paulson donne à Goldman Sachs et à Morgan Stanley le statut de société holding qu’il a refusé à Lehman Brothers, il y a de quoi se poser des questions.

Qu’est-ce qui lient tant les employés de Goldman Sachs à leur société ? Les rémunérations ?

> Sauf dans le trading du pétrole où ils sont absolument astronomiques (couramment de 10 à 15 millions d’euros de prime de fin d’année), les revenus des employés de Goldman Sachs sont très semblables à ceux des autres banques d’affaires et des hedge funds. A la limite, l’âpreté au gain est moins poussée puisque l’on ne peut même pas afficher sa richesse. Ce qui motive ses employés, c’est davantage l’impression d’être la crème de la crème, intellectuellement.

La manière de travailler chez Goldman Sachs a des aspects fascinants. Exemple : la circulation de l’information. Dans beaucoup d’entreprises, on fait de la rétention d’information dans le cadre de luttes de pouvoir. Chez Goldman Sachs, en revanche, l’information circule : c’est une grande agence de renseignements. Quand un employé rencontre un client, il fait rapport pas seulement à son chef mais à tout le monde. A supposer que vous négociez un deal sur le marché pétrolier, cela peut donner une idée à un trader, en toute légalité. C’est une culture collective où la dimension intellectuelle l’emporte sur l’âpreté aux gains. En tant que spéculateur, vous avez accès aux meilleurs chercheurs et aux meilleurs économistes. Pourquoi aller ailleurs ?

Dans votre ouvrage, vous vous interrogez sur  » l’utilité politique d’une banque d’affaires comme Goldman Sachs pour la société « . Quelle est-elle ?

> Elle fait du conseil aux entreprises et aux gouvernements ; c’est vital pour la vie économique. La question qui se pose porte sur la spéculation. La spéculation est-elle nécessaire à la société ? Mon sentiment est  » non  » ; on peut très bien s’en passer. Les gens de Goldman Sachs rétorquent que la spéculation donne de la liquidité au marché et évite des ententes illégales. Le problème est que la spéculation intervient sur le panier de la ménagère, sur le prix de l’essence ou du pain… Or c’est très difficile de limiter la spéculation. Quand la  » loi Obama  » interdit que vous spéculiez sur vos capitaux propres, c’est une bonne chose. Seulement, que vont faire les dirigeants de Goldman Sachs ? Ils vont faire passer toutes leurs activités de spéculation sur leurs propres capitaux dans des hedge funds privés dont ils vont être actionnaires minoritaires. Et ils continueront à spéculer parce que c’est ce qui rapporte de l’argent. Mais cela va devenir complètement opaque.

Goldman Sachs a-t-elle véritablement joué un double jeu sur le dossier grec ?

> La banque va voir les Grecs avec un produit qui leur permet de truquer leurs comptes pour entrer dans la zone euro. C’est amoral. La défense de Goldman Sachs est de dire que les Grecs ne sont pas des enfants de ch£ur et qu’ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. Ce qui est extraordinaire est que ce deal passe au conseil d’administration de Goldman Sachs International sans que personne juge qu’il est amoral et qu’il va créer des tas de problèmes. Au contraire, le responsable du trading se dit que l’on va spéculer pour ou contre l’euro. Résultat : dix ans après, c’est la plus grande crise de l’euro.

Encore un élément pour vous montrer combien le système Goldman Sachs est pernicieux. Au moment même où l’euro est en crise et où la Grèce est à bout de souffle, le Financial Times publie l’interview d’Otmar Issing, qui se présente comme ancien président de la Bundesbank sans jamais préciser qu’il est un conseiller payé à plein temps par Goldman Sachs. Il déclare qu’il ne faut pas aider la Grèce. Dans le même temps, Goldman Sachs, comme d’autres, spécule contre l’euro. Quand Mario Monti est chargé par le président de la Commission européenne José Barroso d’un rapport officiel sur la régulation financière, il ne se présente jamais comme employé à plein temps par Goldman Sachs. Cela ne veut pas nécessairement dire que le jugement M. Monti est biaisé en faveur de Goldman Sachs mais il n’est certainement pas indépendant. C’est cela que je trouve choquant. Les dirigeants de Goldman Sachs avancent masqués. En plus, la banque est cotée en Bourse. Les actionnaires n’exigent aucune transparence. Ils sont tellement contents ; ils ont un énorme dividende. Mais ils ne jouent pas leur rôle.

(1) La Banque. Comment Goldman Sachs dirige le monde, par Marc Roche, Albin Michel, 310 p.

ENTRETIEN : GéRALD PAPY

 » La banque a compris que finances et politique font bon ménage « 

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