Joyce Carol Oates, 81 ans, infatigable exploratrice des tréfonds de la psyché américaine. © ODED BALILTY/ISOPIX

God bless America

A partir du meurtre d’un médecin pratiquant l’avortement par un fanatique de Dieu, Joyce Carol Oates tire le portrait d’une Amérique divisée et en proie à une profonde crise existentielle. Magistral.

Le 2 novembre 1999, à la fine pointe de l’aube, le docteur Augustus Voorhees et son chauffeur sont abattus à leur arrivée au Centre des femmes du comté de Broome, dans l’Ohio. L’assassin, un certain Luther Amos Dunphy, charpentier et père de quatre enfants, ne cherche pas à s’enfuir. Sans se départir de la froide détermination avec laquelle il vient de tirer sur les deux hommes – il dira plus tard que  » Dieu avait réduit mon champ de vision à une sorte de tunnel ou de télescope, si bien que je ne voyais que ma cible, rien d’autre pour me distraire  » -, il se met à genoux et attend sans broncher l’arrivée des policiers.  » Ils me trouveraient profondément en prière les bras levés en signe de reddition et les mains visibles, ne tenant pas d’arme « , monologue-t-il intérieurement dans cette scène inaugurale glaçante du nouveau livre de l’immense écrivaine de 81 ans Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains.

Moralement, l’affaire semble entendue. Le bien contre le mal. D’un côté, un médecin gynécologue altruiste venant en aide à toutes les désemparées qui n’ont d’autre choix que d’avorter –  » Parce qu’il est si vieux. Parce qu’il est si jeune. Parce qu’il habite juste à côté. Nous le verrions tout le temps et sa famille nous verrait. Parce que de toute façon on ne me croirait pas, si je disais son nom…  » De l’autre, un homme frustre, limite simplet, et bigot jusqu’à la moelle. C’est mal connaître cette infatigable exploratrice (son compteur affiche pas loin de… cent livres, romans, nouvelles, thrillers – sous les pseudonymes Rosamond Smith et Lauren Kelly – , poèmes ou encore essais confondus) des tréfonds de la psyché américaine, qui va s’atteler au cours des bouillonnantes 860 pages qui suivent à démontrer qu’un martyr peut en cacher beaucoup d’autres et que le mythe américain n’est au fond qu’un mirage gangrené par la violence et les névroses.

Luther, qui est le premier à défiler sous son microscope, fait figure de méchant de l’histoire. Mais pas pour tout le monde. Aux yeux de la nébuleuse pro-life, qui compte dans ses rangs toutes les couleurs de l’arc-en-ciel chrétien, c’est même un héros. Ce  » soldat de l’Armée de Dieu  » comme il se désigne a mis hors d’état de nuire un  » tueur de bébés « , crime suprême pour cette frange radicale d’Américains qui placent la Bible bien au-dessus des lois et de la Constitution. Jusqu’à son exécution quelques années plus tard, il aura droit aux bénédictions et au soutien moral de ce puissant courant, dont la propagande intensive et redoutable cherche à inverser les rôles de la victime et du bourreau.

A petits coups de pinceaux d’un réalisme cru, Joyce Carol Oates évoque le parcours de Luther, personnage sans envergure qui a grandi dans l’ombre d’un père autoritaire et a dû se débattre avec des pulsions coupables (l’alcool, le sexe) qu’il a cherché à ensevelir sous une épaisse couche de catéchisme. Sans juger, en prenant le temps d’écouter sa petite voix intérieure, l’auteure inoubliable de Blonde rend un peu d’humanité à cet homme ordinaire accroché à son prêchi-prêcha messianique comme à une bouée, et qu’un accident de la route qui coûta la vie à sa fille handicapée précipitera dans cette croisade meurtrière.

Un livre de martyrs américains, par Joyce Carol Oates, éd. Philippe Rey, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 864 p.
Un livre de martyrs américains, par Joyce Carol Oates, éd. Philippe Rey, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 864 p.

Des vies en miettes

Comme souvent dans ses livres, un événement traumatique collectif (la séquestration et le viol d’une jeune fille noire dans Sacrifice, par exemple) est l’élément déclencheur d’un grand déballage des névroses et fractures – sociales, raciales, etc. – qui déchirent ce peuple désuni dans l’adversité. Les acteurs secondaires, relégués hors-champ ailleurs, tiennent ici le premier rôle. Adepte de la polyphonie, Oates se glisse successivement dans les pas et les pensées des  » rescapés  » des deux bords, ces femmes et filles livrées à leur chagrin mais aussi à leur impuissance. Comme Edna Mae Dunphy, l’épouse soumise réduite à l’état de zombie par les anxiolytiques et une dévotion aveugle. Et, surtout, comme Dawn Dunphy, la fille du meurtrier. Harcelée et violée à l’école, cette ado  » mal dégrossie, maladroite  » va tenter de s’arracher à l’ornière d’un destin désastreux. Oates en fait un personnage steinbeckien, une  » dure au mal « , solide à l’extérieur mais friable en dedans, qui va choisir la boxe pour rendre quelques coups à une existence qui lui en a déjà donné tant. On connaît l’attrait de la romancière pour le noble art – auquel elle a consacré un essai fulgurant en 1988, De la boxe – , dont elle réussit, grâce à une prose fiévreuse et puissamment sensorielle, à extraire le nectar quasi mystique. L’empathie de Oates pour cette souffre-douleur qui se fait appeler  » le marteau de Jésus  » déborde de ces pages qui serrent le coeur. L’occasion aussi de ruminer sur le sort réservé à ces sportifs exploités par des managers sans scrupules. Entre les strates de son récit, cette démocrate convaincue règle ses comptes avec une société vendue au capitalisme. Ainsi quand elle décrit par le menu les conditions sordides de l’exécution par injection de Dunphy. Un tableau accablant (ce sont des gardiens sans formation qui s’y collent) qui vaut tous les rapports administratifs sur le traitement inhumain de la justice.

Dans l’autre camp, on porte aussi sa croix, même si elle est humaniste. Chacun tente de survivre comme il peut. Jenna, l’épouse de Gus, opte pour la fuite, la rupture. Personne n’est prêt à l’entendre, mais elle en veut à ce mari qui a toujours privilégié égoïstement sa vocation, imposant à sa tribu des déménagements incessants et l’exposant surtout aux menaces et aux intimidations des opposants à l’avortement. En creux se dessine une image moins flatteuse du martyr. Difficile à accepter pour leur fille Naomi, qui va échouer à recoller les morceaux biographiques d’un père engagé sur une pente sacrificielle. Une étape pourtant indispensable pour la jeune femme avant d’envisager enfin de commencer à vivre.  » Parce que quand mon père a été assassiné le 2 novembre 1999, tous les souvenirs qu’il avait de notre famille ont été anéantis dans l’instant de la déflagration. Parce que nous sommes cette famille, nous avons été anéantis dans cet instant « , confesse-t-elle.

Entre haine envers l’autre clan et lent cheminement vers une forme d’acceptation, Naomi navigue à vue, avec l’aide et la bienveillance d’une grand-mère new-yorkaise intello et libre, qui préfère la lucidité à la complainte sentimentale. Comme son autre fils d’ailleurs, lequel résume en quelques mots ce qui se joue derrière le drame :  » En Amérique, ces tragédies ne sont pas rares. La mort de l’idéaliste, d’un homme désintéressé. C’est le prix à payer quand on affronte la marée noire de l’ignorance et de la superstition. Il y a une guerre aux Etats-Unis – cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l’emporter, car le penchant américain pour l’irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent.  »

Tour de force, ce roman choral impressionne par sa capacité à emboîter les thèmes littéraires – le féminisme, la mort, la filiation… – sans se perdre, par sa vision panoptique d’un monde fracturé arpenté sur ses versants à la fois intime et collectif, par son style brassant les flux de pensée des protagonistes, évitant ainsi le piège du jugement moral extérieur. Chacun ici est son propre avocat et son propre procureur. Au lecteur à se faire sa… religion. Que le comité Nobel n’ait pas encore récompensé cette grande dame des lettres américaines reste un mystère.

Un livre de martyrs américains, par Joyce Carol Oates, éd. Philippe Rey, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 864 p.

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